“Capital humain” : l’éducation comme investissement
Programme source : Entendez-vous l'éco?
Produit par : France Culture, Aliette HOVINE
Animé par : Aliette HOVINE
Intervenant(s) : GRENET Julien & LE CHAPELAIN Charlotte
Depuis les années 1960, la théorie du capital humain a renouvelé la manière dont les économistes appréhendent l’éducation. En affirmant que l’instruction, la formation et même la santé sont des investissements qui augmentent la productivité future des individus, cette approche – portée notamment par les travaux fondateurs de Gary Becker, Jacob Mincer et Theodore Schultz – a permis de réintégrer l’humain au cœur des modèles de croissance économique. Loin d’être une simple métaphore, le « capital humain » devient ainsi une variable mesurable, mobilisable et actionnable par les décideurs publics, au même titre que le capital physique ou financier.
Ce changement de paradigme a influencé les politiques éducatives contemporaines. Il ne s’agit plus seulement d’assurer un accès universel à l’école ou de transmettre un patrimoine culturel, mais d’optimiser, de rentabiliser, et de comparer les rendements des systèmes éducatifs en fonction de critères d’efficacité économique. À travers la quantification des compétences, la mesure des écarts de performance (PISA par exemple), ou encore l’évaluation du retour sur investissement d’une année d’étude supplémentaire, l’éducation devient un instrument de politique économique, orientée vers la croissance et l’employabilité.
Mais cette rationalisation soulève aussi des tensions. En rendant l’éducation comptable et mesurable, ne risque-t-on pas de réduire ses finalités à des objectifs strictement économiques ? Que recouvre réellement la notion de capital humain : est-elle un simple outil d’évaluation des politiques publiques ou une conception normative de l’individu comme ressource économique ? Quels présupposés anthropologiques et sociaux cette théorie véhicule-t-elle sur la rationalité, la responsabilité et la performance ? Et enfin, dans un contexte d’accélération technologique et de transformations du travail, le capital humain peut-il encore être pensé comme un stock stable de compétences, ou faut-il en repenser les contours ?
Le capital humain, facteur explicatif de la croissance dans les années 60
Julien Grenet : "Les travaux de Gary Becker et ceux qui ont suivi autour de la théorie du capital humain se sont largement cristallisés au sein du National Bureau of Economic Research (NBER), aux États-Unis. Ce centre jouait un rôle central, en lien étroit avec les orientations de politique économique prises à l’époque. Il faut dire que l’on se situait alors dans une période où les économistes s’interrogeaient activement sur les moteurs de la croissance, et plus généralement sur les dynamiques de développement économique, au moment même où l’on assistait à une explosion de la scolarisation et à une hausse rapide du niveau d’éducation moyen dans de nombreux pays.
Ce qui a rendu cette théorie particulièrement attractive pour les décideurs publics, c’est qu’elle apportait un cadre explicatif nouveau à certains phénomènes jusqu’alors mal compris. Par exemple, on peinait à expliquer les écarts de croissance ou de revenu par habitant entre pays en se fondant uniquement sur l’accumulation de capital physique ou la croissance de la population active. Il manquait un ingrédient essentiel pour rendre compte de ces différences et cet ingrédient, c’était l’éducation. Même si à l’époque, sa mesure restait sommaire – on se contentait souvent du taux de scolarisation, sans tenir compte ni de la qualité de l’enseignement, ni même du nombre d’années d’études –, on percevait déjà que ce facteur jouait un rôle central dans la dynamique de croissance".
Mesurer la qualité du facteur travail
Charlotte le Chapelain explique que le concept de capital humain naît de deux paradoxes au cœur de la théorie économique néo-classique : "Il y a deux paradoxes macroéconomiques importants qui vont expliquer pourquoi l’idée de capital humain émerge comme une omission dans l’analyse économique traditionnelle, et plus précisément comme une absence dans la mesure de la qualité du facteur travail.
Le premier, c’est le paradoxe de Solow. Il repose sur un exercice empirique qui vise à mesurer la contribution à la croissance économique américaine du capital physique et du facteur travail – ce dernier étant à l’époque mesuré uniquement par le nombre d’heures travaillées. Et ce que montre cet exercice, c’est que seulement un huitième de la croissance est expliqué par la croissance des facteurs de production habituels. Il manque donc quelque chose dans cette explication. C’est l’absence de prise en compte de la qualité du travail".
Le second paradoxe se situe dans un autre champ : "celui du commerce international. C’est le paradoxe de Leontief. Au début du XXe siècle, on constate que les États-Unis exportent des biens qui sont intensifs en travail, et non en capital, alors même que le modèle de Heckscher-Ohlin-Samuelson prédit l’inverse, puisque les États-Unis sont censés être relativement mieux dotés en capital physique. Là encore, ce paradoxe trouve son explication dans la mauvaise mesure du facteur travail : ce n’est pas la quantité de travail qui importe, mais sa qualité. En réalité, les États-Unis exportent des biens qui mobilisent beaucoup de travail qualifié. Leur véritable avantage comparatif réside donc dans un niveau de capital humain très élevé".
Ces deux paradoxes — celui de Solow et celui de Leontief — ont en commun de pointer l’insuffisance des outils économiques de l’époque à prendre en compte la qualité du facteur travail. Et c’est précisément l’émergence du concept de capital humain qui va permettre de résoudre partiellement ces tensions théoriques.
Enfin comme le rappelle Charlotte le Chapelain, il faut souligner qu’on est aussi, du point de vue de la pensée économique, dans une période de basculement conceptuel : "on passe d’une économie centrée sur la rareté des ressources à une économie fondée sur le choix individuel. Dans ce contexte, la proposition de Gary Becker, qui affirme que l’investissement en capital humain repose sur une décision rationnelle individuelle, entre parfaitement en résonance avec les travaux de l’école de Chicago. C’est cette assise microéconomique nouvelle qui va permettre au programme du capital humain de se déployer à grande échelle, là où jusque-là, il n’avait jamais été intégré de façon aussi systématique à l’analyse économique".
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mot(s) clé(s) : économie de l'éducation, recherche en éducation