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Pays : France       Langue(s) : français 

Le bilinguisme dans l'école de la République? Le cas de la Corse


Auteur(s) :  OTTAVI Pascal

Date de soutenance :  2004

Thèse délivrée par :  Université de Corse-Pasquale Paoli

Section(s) CNU :  section 70 : Sciences de l'éducation

Sous la direction de :  Jacques FUSINA & Jean-Louis DEROUET

Jury de thèse :  Kerlan, Alain; Martel, Philippe; Garnier, Bruno; Di Meglio, Alan

  L’étude proposée vise à dresser une sorte de portrait historique de la langue corse : comment un vernaculaire relégué au rang de patois par une longue tradition culturelle nationale devient-il, à un moment donné, une langue ? Dans quelle mesure cette affirmation linguistique est-elle compatible avec la dynamique d’uniformisation actuelle des modes de vie et de pensée, ce qu’on appelle désormais la mondialisation, et le projet traditionnel de socialisation de la jeunesse, tel que le définit le modèle républicain classique, l’accession des nouvelles générations à une citoyenneté dépourvue d’attaches spatiales, communautaires ou religieuses ? Pour répondre à ces questions, cette recherche procède d’un double choix méthodologique. Premièrement plusieurs approches disciplinaires sont mobilisées : l’histoire politique générale, l’histoire des disciplines scolaires, la sociologie de l’éducation à travers celles des savoirs et du curriculum mais aussi, in fine, la sociolinguistique. Deuxièmement, au croisement voulu de différentes disciplines s’ajoute une procédure de travail en boucle qui, pour chaque partie, consistera à présenter les faits et à les mettre en relation avec un contexte général afin de les analyser avec la pertinence nécessaire, une fois rassemblées les données indispensables. Quatre parties vont permettre la mise en objet du corse en tant que langue et en tant que discipline scolaire. La première se voit entièrement consacrée à l’émergence d’une entité linguistique nouvelle en France : elle fait largement appel à l’histoire mais aussi à l’histoire des disciplines scolaires. Elle permet de mettre en exergue un paradoxe qui n’est que de surface : le corse naîtra de l’imposition du français à la population de l’île, opération de substitution réussie par le biais de l’école obligatoire, de la promotion sociale individuelle et de l’effondrement des structures économiques traditionnelles qui fait suite au premier conflit mondial. Tout au long du XIXe siècle, ce que le pouvoir cherche à extirper, ça n’est point le dialecte mais l’italien, langue de formation des élites insulaires qui fréquentent depuis des siècles les universités toscanes. Le corse, en tant que tel, n’existe pas encore dans la conscience collective : il vit en symbiose historique avec l’italien, dans le cadre d’une très ancienne diglossie qui conduit les insulaires à considérer ce dernier comme la face écrite de leur propre idiome. L’irruption du français brouille les repères linguistiques et culturels : l’imposition de la langue de l’école et l’emprise grandissante de l’Etat dans la vie courante provoquent un sentiment de déprise et le passage à une diglossie du conflit. La langue corse devient un objet de revendication linguistique et politique à la veille de la première guerre mondiale : se développe un mouvement culturel actif qui aura à souffrir de la revendication irrédentiste car ses responsables s’avèreront en général incapables de faire un choix entre filiation culturelle indéniable et indispensable autonomisation de la langue qu’ils défendent, dans un contexte international très difficile. La genèse du problème linguistique, mis en sommeil au sortir de la seconde guerre mondiale, aura également permis de faire un retour sur celle de la langue française elle-même, objet d’un combat multiséculaire conduit par le pouvoir central et les clercs, non seulement contre les idiomes locaux mais encore, dans une certaine mesure, contre la langue latine, qui mobilise tous les soins des institutions scolaires existantes quasiment jusqu’à la Révolution. La seconde partie traite spécifiquement du rapport langue-nation sous la IIIe République. Sont de nouveau mobilisées, ici, l’histoire et l’histoire des disciplines, mais aussi invoqués des éléments propres à la sociologie du curriculum. L’idéologie républicaine des temps s’est durcie autour du lien entre démocratie et unité linguistique : il s’agit de réaliser enfin le programme des Révolutionnaires. C’est pourquoi l’enseignement du français en tant que langue exclusive est prescrit dans le règlement scolaire du 7 juin 1880 destiné à servir à la rédaction des règlements départementaux. Mais il faut aussi envisager un lien historique entre langue nationale et laïcité, autre élément à verser au dossier en cours. L’un des moyens choisis par le pouvoir pour justifier l’abandon linguistique, c’est du moins l’un des arguments de cette thèse, consiste à substituer à celui-ci l’enseignement de l’histoire et de la géographie locale à travers l’idéologie des « petites patries » : la défaite de 1870 a relégué de façon durable l’idée d’une France puissance militaire de premier rang. Face au voisin allemand, il faut se donner une nouvelle identité : Paul Vidal de la Blache et Ernest Lavisse dressent le portrait d’un pays où centre et province nourrissent une relation fusionnelle dans laquelle cette dernière se voit assigner un rôle d’initiation à l’amour de la grande patrie. De nombreux textes ministériels inciteront les maîtres à développer un enseignement de l’histoire et de la géographie locale. En Corse même, le dépouillement des documents d’archives témoigne de la récurrence de ces recommandations dans l’enseignement primaire : des ouvrages sont également publiés par des auteurs locaux, parfois au prix de la vérité historique. Mais la question de la place du dialecte vient à être posée : un inspecteur général, Michel Bréal, souhaite en faire l’auxiliaire de l’enseignement du français tandis que son collègue Irénée Carré s’y oppose en rédigeant les principes de la méthode directe. Cependant, la revendication d’un enseignement des dialectes à l’école s’est fait jour. Le 14 août 1925, Anatole de Monzie répond sèchement aux revendications de la Ligue pour la langue d’Oc dans une circulaire qui fera date. Il met ainsi un terme à une suite de joutes et d’initiatives politiques et culturelles qui se succèdent dès avant l’avènement de la IIIe République. La troisième partie s’ouvre sur la remise en cause du socle positiviste des savoirs scolaires, qui s’incarne dans le modèle de l’intérêt général : celle-ci commence avec les doutes ontologiques issus du premier conflit mondial et se poursuit avec la constitution d’une culture critique qui s’attaque d’abord aux inégalités scolaires puis à la grille des savoirs, elle en vient à la dénonciation du colonialisme et débouche sur la contestation régionaliste issue des évènements de mai 1968. Entre temps, l’étreinte républicaine s’est quelque peu desserrée pour les langues régionales : la loi Deixonne a été votée en 1951 en leur faveur mais le corse n’en bénéficie pas. Une campagne de revendication démarre dans l’île en 1955 et aboutit en 1974 . Mais la question linguistique a rejoint entre temps la question politique, elle devient alors liée à celle d’un nouveau statut pour l’île, où l’autonomisme monte en puissance. Le statut particulier, concédé en 1982 en même temps qu’une loi de décentralisation pour l’ensemble de la France, ouvre des perspectives nouvelles : en Corse, un programme de bilinguisme généralisé à l’école semble ne pas effrayer la représentation insulaire nouvellement élue. Entre temps aura eu lieu une évolution limitée mais sensible au plan scolaire : la loi Haby, en 1975, permet un certain nombre d’avancées ; en 1982 la circulaire Savary ouvre la possibilité de dispenser un enseignement bilingue dès la maternelle : en Corse et au Pays basque, avec des modalités et des fortunes diverses, on s’engouffre dans cette voie nouvelle tandis que les premiers documents et manuels édités par le CRDP de Corse permettent d’identifier les lignes de force didactiques d’un enseignement balbutiant. Si, au lycée, le premier ouvrage, proposé en 1978, vise à préparer les candidats à l’épreuve de langue régionale du baccalauréat, l’enseignement dans le premier degré se cherche une identité : ainsi ses premiers concepteurs passent-ils très rapidement, à l’école primaire, d’un apprentissage du lire-écrire préconisé dans la loi Deixonne à un autre de type langue étrangère basé prioritairement sur l’oral. Quant à l’enseignement bilingue, il bénéficie de ses premiers acquis empiriques avec l’expérience dite du « corse intégré », de 1986 à 1988. La quatrième et dernière partie explore différentes pistes, ce qui en fait la plus importante en termes quantitatifs. Brassant de nouveau l’ensemble des disciplines mobilisées, elle propose cette fois-ci d’adjoindre à la sociologie des savoirs un regard sociolinguistique. Elle s’ouvre sur la restitution des évènements sur une durée d’environ dix ans (1988-1996), dont la cohérence tient à la relation entre une évolution statutaire spécifique à l’île, la loi Joxe portant statut de collectivité territoriale en 1991, et les avancées concrètes dont bénéficie l’enseignement de la langue : le principe de l’obligation de l’offre admis par tous les élus et reconnu par Lionel Jospin en 1988 ouvre la voie à la généralisation de l’enseignement extensif dans le premier degré, un CAPES spécifique et une épreuve de langue au concours de recrutement des professeurs des écoles, obtenus dans des conditions difficiles et dérogatoires du droit commun, permettent une certaine adéquation avec l’objectif de généralisation affiché dans les contrats de plan Etat-Région depuis 1989. Edouard Balladur en 1994 puis Alain Juppé en 1996 viennent annoncer une politique de développement du bilinguisme dans le premier et le second degré tandis que la circulaire Bayrou, en 1995, identifiera et officialisera deux types d’enseignement, extensif et bilingue. Désormais, l’offre linguistique prend le visage qu’on lui connaît aujourd’hui : d’un côté l’enseignement extensif, la Corse marque ici sa singularité par le caractère généralisé de l’obligation de l’offre au sein du service public, de l’autre l’enseignement bilingue à parité. La discipline langue corse montre aussi une certaine originalité en matière didactique : s’appuyant sur la reconnaissance et l’apprentissage d’une plurinorme, dans le cadre de ce qu’on appelle désormais la « polynomie », elle prend le contre-pied d’une tradition scolastique qui suppose au contraire l’imposition d’une norme unique, tout en faisant l’objet d’une pratique empirique dont la connaissance effective demeure à construire. Elle fait ainsi écho à des débats relatifs à l’enseignement du français lui-même, pour lequel les tenants de la sociolinguistique souhaiteraient une approche moins rigide et plus proche des réalités langagières vécues par les élèves. Cette polynomie, et plus généralement la langue, entre dans le champ des « questions socialement vives », qu’un programme de recherche commun INRP-IUFM, associant une équipe aixoise et une autre cortenaise, a permis d’identifier : cette vivacité s’exprime à la fois dans la société, et l’actualité corse alimente à ce sujet la nationale, et dans les savoirs de référence. On aborde ainsi une problématique touchant à l’épistémologie des disciplines : les débats font rage entre les tenants de la linguistique structurale, qui dénient généralement au corse le statut de langue, et ceux de la sociolinguistique, qui invoquent pour sa reconnaissance la prise en compte de critères que la première science ignore, tandis que sont réactivés des débats culturels que l’on aurait crus obsolètes. A ces spéculations s’en ajoutent d’autres, mêlant de façon plus ouverte considérations scientifiques et attendus idéologiques : ainsi en va-t-il du désaccord entre républicains et partisans d’une société multiculturelle. Ce multiculturalisme fait problème, y compris chez les enseignants bilingues : une offre nouvelle d’enseignement s’est construite en effet à partir d’un sentiment profond de crise identitaire, alors que le corse constitue pour les praticiens impliqués dans l’offre bilingue une valeur centrale sans que pour l’instant ceux-ci parviennent à trouver le lien avec des références plus larges, bien qu’une évolution récente semble poindre de ce point de vue. Car c’est bien au multiculturalisme que prépare le bilinguisme proprement dit, dans le cadre de l’Europe en construction et avec l’étude systématique d’une langue étrangère, de façon extensive, dès l’école primaire, y compris dans les classes bilingues : l’étude s’attelle alors, d’une part, à l’élucidation des problèmes théoriques que ce dernier pose en même temps qu’à la connaissance concrète d’un certain nombre d’applications contemporaines dans les classes et de la réflexion qui les guide. Elle s’achève sur un bilan de l’existant, tant au point de vue qualitatif que quantitatif, pour affirmer qu’un bougé de la forme scolaire, intervenu avec l’éclatement des principes de référence anciens (en particulier le modèle de l’intérêt général), s’est conjugué en Corse sur un mode particulier avec la montée en puissance de la revendication linguistique ; celle-ci participe donc de ce bougé, et on en retrouve des ingrédients au plan national avec, sous le second ministère Lang, l’apprentissage obligatoire d’une langue vivante, la publication de programmes des langues régionales dans le premier degré mais aussi de circulaires relatives à l’enseignement bilingue et, plus encore, l’ouverture d’un concours de recrutement spécifique à son bénéfice, dans un contexte où conjoncture européenne et constitution française ne font pas forcément bon ménage, justement sur le plan linguistique. On obtient donc une situation complexe : les langues régionales n’ont aucun statut juridique tandis que l’enseignement extensif du corse se voit aujourd’hui inscrit dans la loi de janvier 2002 relative à la Corse et qu’adversaires et partisans d’une avancée institutionnelle, dans l’île, se sont prononcés unanimement pour l’obligation d’enseignement de la langue de la maternelle à la sixième. Le développement du bilinguisme devrait quant à lui éviter certains écueils tout en respectant certaines valeurs : du côté des enseignants, l’approfondissement de la réflexion sur celles-ci, la capacité à développer une créativité innovante ainsi que la multiplication des contacts, tant internes qu’externes, dans le cadre d’une formation attentive à ces questions, devraient susciter une certaine émulation et une saisie moins émotive et plus professionnelle des problèmes posés ; du côté de l’offre éducative, la vigilance s’impose quant au principe de non ségrégation, que l’offre généralisée suppose déjà, mais aussi quant au souci d’éviter la transformation de l’offre bilingue en filière distinctive ; si l’on envisage enfin le problème du point de vue sociétal, une certaine « corsophonisation » de la pratique langagière quotidienne, portée et soutenue par l’Assemblée territoriale, y compris dans le cadre légal existant, même restrictif, permettrait d’envisager des développements plus heureux du bilinguisme scolaire et, sans doute, d’identifier à moyen terme les éléments structurants d’une nouvelle organisation du vivre ensemble, tant au plan local qu’au sein d’espaces plus englobants.