Veille et Analyses
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Lettre d'information n° 27 – mai 2007
L'enseignement des « questions vives » :
lien vivant, lien vital, entre école et société ?

par Agnès Cavet

Jusqu'encore récemment, la plupart des disciplines scolaires étaient données à enseigner sur un modèle positiviste, transmettant des « vérités objectives » sur l'organisation passée et actuelle du monde naturel, de la société et de ses produits. Autant de représentations auxquelles il convenait de faire adhérer les élèves, au nom de la culture commune républicaine. D'où une volontaire neutralité, du moins en apparence, dans l'exposition des savoirs, écartant controverses, interprétations plurielles et débats.
Ce modèle s'est illustré avec succès au cours du XXe siècle, dont il a accompagné le spectaculaire développement dans le domaine des sciences et des techniques. Sans doute aussi a-t-il atteint ses limites et n'est-il plus adapté au monde et aux besoins de notre XXIe siècle. Car les questions du monde actuel bousculent ce qui pouvait apparaître comme un consensus académique stable.

Chômage, mondialisation, choix énergétiques, changement climatique, manipulations génétiques du vivant... autant de domaines porteurs de questions vives qui se posent à la communauté des humains et qui engagent des choix de société décisifs pour la génération présente et pour celles à venir. L'école ne peut rester étrangère à de telles questions. Elle se doit au contraire de préparer tous les élèves à les affronter. Il s'agit donc de construire les compétences qui permettront aux jeunes d'appréhender correctement la complexité, sous ses multiples dimensions, de se confronter à des savoirs émergeants, non encore finalisés, instables, laissant place aux incertitudes. Il convient également d'entraîner les élèves à développer un esprit critique envers des informations et des discours contradictoires, puis à se forger eux-mêmes une opinion, personnelle mais raisonnée, soutenue par une argumentation et des valeurs éthiques valides, susceptible de s'enrichir et sujette à révision. Ainsi pourront-ils être mieux armés pour prendre part au débat citoyen et réunir les meilleures chances d'agir positivement sur le monde.
Mais affronter les questions vives de l'actualité dans l'enseignement, c'est aussi accepter de faire face aux épisodes du passé qui laissent encore les traces de blessures vives. C'est là que se posent à l'école les questions sensibles d'histoire et de mémoire : destruction des juifs en Europe, esclavage, colonisation et décolonisation, immigration... autant de sujets vifs qui suscitent des controverses dans l'espace social et que les programmes scolaires ont bien longtemps tenu à distance, par un silence pudique ou par des stratégies de contournement visant à les fractionner, les extraire de leur contexte, afin de mieux les lisser, les pacifier.
Enseigner des questions vives est en effet une entreprise à risques multiples, pour l'école elle-même, pour les enseignants mais aussi pour les élèves. Mais c'est aussi un puissant vecteur de rénovation et de progrès pour chacun des acteurs, tant sont essentiels les enjeux à la clé.

En nous appuyant sur les travaux de recherche actuels, nous proposons de mieux comprendre les particularités épistémologiques et didactiques des questions vives. Leur introduction dans le champ scolaire étant encore récente, un tour d'horizon à travers les différents champs disciplinaires nous permettra de prendre la mesure des avancées et des pratiques d'enseignement de questions vives. Autre innovation, la place croissante de la modalité du débat comme moyen d'apprentissage sera ensuite explorée. Nous pourrons finalement dégager les principaux messages que l'enseignement des questions vives renvoie au système scolaire.

Avertissements au lecteur :

  • la plupart des liens renvoient vers les fiches correspondantes de notre base bibliographique collaborative, qui comprennent les références complètes et, le cas échéant, des accès aux articles cités (en accès libre ou en accès payant, selon les cas et selon les abonnements électroniques souscrits par votre institution) ;
  • les traductions comprises dans cette Lettre ont été réalisées par la rédactrice ;
  • vous pouvez faire part de vos réactions à cette Lettre, suggérer des pistes complémentaires ou demander des précisions, en laissant un commentaire sous l'article correspondant dans notre blog : Écrans de veille en éducation.
Remarque préliminaire

Cette Lettre traite uniquement de l'enseignement de questions vives à l'école publique. Elle exclut donc d'emblée :

  • l'enseignement à caractère religieux ;
  • le traitement des questions vives dans l'enseignement supérieur ;
  • les questions et tensions vives qui interpellent le système éducatif dans son organisation ou son fonctionnement par exemple : mixité sociale, laïcité, intégration multiculturelle. Selon la même logique, à propos des organismes génétiquement modifiés (OGM), seul leur traitement pédagogique dans le cadre de la classe nous intéresse, et non les polémiques sur la présence d'OGM au menu des cantines scolaires.

Définitions, contexte et méthodologie

Définitions

Dans l'espace anglosaxon, les notions de « controversial issues » ou de « controversial topics » apparaissent dès les années 1970 et 1980 dans le contexte de l'enseignement, nourrissant une « vibrante littérature » (McCully, 2005) en faveur de l'introduction de ces questions dans les disciplines sociales du curriculum scolaire.

Dans son ouvrage Controversial Issues in the Curriculum, Wellington fournit cette définition : « une question controversée : impose des jugements de valeurs car elle ne peut être seulement résolue par la preuve des faits ou de l'expérience ; est considérée comme importante par un grand nombre de personne s » (Wellington, 1986, cité par Berg, Graeffe & Holden, 2003).

Le rapport Teaching controversial issues: A European perspective du Children's Identity & Citizenship in Europe (2003) affine cette définition en cinq points caractéristiques : une question controversée met en concurrence des valeurs et des intérêts divergents ; elle est politiquement sensible ; elle éveille et attise les émotions ; elle concerne un sujet complexe ; c'est une question d'actualité.

Dans la littérature francophone, il faut attendre la fin des années 1990 pour trouver l'évocation de « sujets » ou de « questions controversées » comme objets d'enseignement. Plus récemment, les notions de « questions vives » (Chevallard, 1997) puis de « questions socialement vives » (QSV) sont apparues, portées par le courant de l'anthropologie et de la didactique.

Alain Legardez (2006) pose la définition suivante : « Nous proposons de nommer “question (triplement) socialement vive” une question qui prend (ou qui est amenée à prendre) une forme scolaire et qui possède plusieurs caractéristiques.

  • Elle est vive dans la société : une telle question interpelle les pratiques sociales des acteurs scolaires (dans et hors de l'institution) et renvoie à leurs représentations sociales et à leurs systèmes de valeurs ; elle est considérée comme un enjeu par la société (globalement ou dans certaines de ses composantes) ; elle fait l'objet d'un traitement médiatique tel que la majorité des acteurs scolaires en ont, même sommairement, connaissance. Sa production sociale dans la société la rend donc vive dans un premier sens.
  • Elle est vive dans les savoirs de référence  : il existe des débats (des “controverses”) entre spécialistes des champs disciplinaires ou entre les experts des champs professionnels. [...] De plus, les références sont [...] souvent à chercher dans des pratiques sociales, culturelles, politiques, éthiques... en butte aussi à des débats (souvent des “polémiques”) [...]. Sa production sociale dans les milieux scientifiques ou professionnels, dans les mouvements sociaux, politiques et cultuels la rend donc vive dans un second sens.
  • Elle est vive dans les savoirs scolaires  : la question est d'autant plus potentiellement vive [...] qu'elle renvoie à une double vivacité des deux autres niveaux de savoirs. Les élèves y sont alors directement confrontés, ainsi que les enseignants qui se sentent souvent démunis pour aborder un type de questionnement étranger à leur modèle pédagogique de référence.

Les QSV sont donc, selon l'actualité, l'avancement de la recherche, les acteurs impliqués... porteuses d'incertitudes, de divergences, de controverses, de disputes, voire de conflits ».

En corollaire, il apparaît évident qu'une question n'est pas « socialement vive » par nature : elle le devient ou cesse de l'être « en fonction des débats qui traversent la société de façon suffisamment audible pour avoir un impact sur les apprentissages des élèves » (Beitone, 2004). « Il est clair que ces questions sont forcément datées, même s'il ne s'agit pas à proprement parler de “questions d'actualité” : elles peuvent demeurer vives pendant de longues périodes, avec une intensité variable dans le temps et dans les différentes composantes de la société » (Alpe & Legardez, 2000).

C'est ce qui conduit les chercheurs à employer une métaphore atmosphérique pour évaluer le degré de controverse qui agite un sujet, à un instant donné. « Chaudes » hier, des questions telles que la collaboration sous le régime de Vichy sont aujourd'hui sensiblement « refroidies » ; en revanche, des sujets que l'on aurait pu croire définitivement « froids », tels que les croisades du XIe siècle, durant lesquelles les chrétiens ont combattu les armées musulmanes pour prendre le contrôle de Jérusalem, se sont récemment « réchauffées », plaçant certains enseignants britanniques face à une difficulté inédite (Teach, 2007).
Cette variabilité dans le temps se conjugue avec une variabilité dans l'espace socio-géographique. Ceci est particulièrement observable dans le domaine de l'histoire, chaque pays étant un jour ou l'autre appelé à se confronter aux épisodes les moins glorieux et les plus traumatiques de sa propre histoire (guerres, génocides, dictatures...).

« De telles questions pénètrent dans le champ scolaire de plusieurs façons :

  • d'abord par “l'actualité”, qui sert de référence à de nombreux enseignants pour motiver leurs élèves ;
  • ensuite par la “demande sociale” (celle des parents, des syndicats, des associations ou des intellectuels mobilisés par ces questions), dont l'expression est généralement floue, mais souvent forte, et qui conduit à intégrer tel ou tel problème aux préoccupations inscrites dans le champ scolaire ;
  • enfin, par l'institution scolaire elle-même, lorsqu'elle modifie des programmes, crée de nouvelles disciplines, etc. » (Alpe & Legardez, 2000).

« Qu'est ce qui donne du sens aux savoirs scolaires, qu'est-ce qui fonde leur légitimité ? Les recherches récentes dans le domaine des sciences de l'éducation mettent l'accent sur trois éléments : la référence aux savoirs savants (qui a longtemps caractérisé à elle seule le “modèle académique”), la légitimité sociale des savoirs scolaires (qui témoigne du poids du projet social sur l'action scolaire) et le rapport aux savoirs des élèves et des enseignants ». « D'une façon générale, la légitimité d'une discipline scolaire se construit à travers deux grands mouvements :

  • l'élaboration du champ disciplinaire scolaire, qui s'effectue en relation avec les savoirs savants de référence, et relève d'abord de l'institution scolaire elle-même. Elle fait intervenir de nombreux éléments : rôle des “experts”, de la “noosphère” (Chevallard, 1997), recours à des théories implicites ou explicites de l'apprentissage, objectifs de la politique éducative, structures du système éducatif. À l'intérieur de chaque discipline vont alors se constituer des “objets d'enseignement”. [...] ;
  • la légitimité sociale des savoirs scolaires, qui dépend pour l'essentiel de la façon dont la société conçoit le rôle de l'école : elle se manifeste à travers la “demande d'éducation”, les “attentes des familles”, les jugements sur l'utilité sociale de tel ou tel savoir, mais aussi à travers des stratégies de réussite (scolaire et sociale) ou d'évitement. Elle renvoie aussi aux représentations des élèves » (Alpe & Legardez, 2000).

Contexte de recherche

Au vu des travaux publiés, la recherche française sur l'enseignement des questions vives ou sujets sensibles semble concentrée autour de trois pôles. Les deux premières équipes travaillent en étroite relation et sont à l'origine de la problématique des « questions socialement vives » (QSV) dans l'enseignement.

On peut toutefois noter que l'UMR « Éducation et politique » a inscrit à son programme de recherche une étude comparatiste sur l'Europe concernant la construction des contenus d'enseignement sur des questions non stabilisées, notamment en matière d'histoire européenne.

Méthodologie

Les équipes de recherche d'Alain Legardez et de Laurence Simonneaux ont progressivement élaboré un cadre méthodologique pour aborder une QSV et sa transposition didactique dans l'enseignement. Celui-ci repose :

  • sur une analyse épistémique des trois types de savoirs en jeu (savoirs scientifiques de référence, savoirs sociaux ou « naturels », savoirs scolaires) et des relations qu'ils entretiennent ;
  • sur l'analyse des situations d'enseignement : « légitimités » explicites ou non sur lesquelles se fonde l'enseignant ; « degré de vivacité » à travers lequel il perçoit la question ; « risques » potentiels auquel l'enseignement d'une QSV expose simultanément enseignant et élèves ; possibilités de « problématisaton, reproblématisation, déproblématisation », dont dispose l'enseignant pour « activer » ou « neutraliser » la vivacité d'une question et la rendre « enseignable » ;
  • sur un modèle de « gestion des rapports aux savoirs » qui permet de mettre les processus de production et de circulation d'une QSV en rapport avec les savoirs et pratiques de référence, ainsi qu'avec les savoirs préalables des élèves.

Nous tenterons ici de résumer les principales composantes de cette méthodologie, dans laquelle on peut reconnaître une influence certaine de la démarche anthropologique.

• Analyser la vivacité de la question pressentie, dans la société et dans les sciences de référence ;

• Analyser plus finement en quoi et à quel point cette question est vive ou potentiellement vive dans le cadre scolaire :

  • à travers les programmes et instructions officielles explicites,
  • à travers les manuels scolaires et les documents d'accompagnement existants,
  • le cas échéant, à travers les pratiques d'évaluation (sujets donnés aux examens),
  • à travers les pratiques actuelles d'enseignement qui peuvent être observées ;

• Identifier les « savoirs naturels » des élèves sur cette question, préalablement à son traitement en classe : connaissances vulgarisées et échos des controverses sociales véhiculées par les médias, stéréotypes et représentations. Évaluer également le « risque d'apprendre » que le traitement scolaire de la question peut faire encourir aux élèves : remise en cause de préjugés et de croyances, déstabilisation de savoirs antérieurs, réactions émotionnelles liées à un vécu personnel, d'ordre familial ou identitaire. ;

• De la même façon, identifier la nature et le niveau des savoirs maîtrisés par les enseignants, compte tenu du fait que ces savoirs sont souvent récents, complexes, multidisciplinaires, instables, sujets à des controverses et qui plus est concurrentiels. Évaluer pareillement le « risque d'enseigner » que le traitement scolaire de la question peut leur faire encourir : remise en cause de préjugés éventuels, difficultés didactiques, manque de formation et de supports pédagogiques, difficulté de choix de la posture à adopter, craintes de « mettre le feu » à la classe avec une question trop brûlante et de perdre le contrôle de la situation. ;

• Cerner les enjeux épistémologiques et didactiques que peut représenter la question, dans la perspective d'un enseignement optimal :

  • connaissances qu'elle permet d'acquérir ;
  • réflexions éthiques, sociales et politiques qu'elle permet de développer ;
  • capacités cognitives qu'elle permet d'exercer : analyse, réflexion, argumentation, distanciation, sens critique. ;
  • comportements qu'elle entraîne à mettre en oeuvre : écoute des autres, respect des points de vue divergents, communication et expression orale, acceptation de la contradiction, du doute et de l'incertitude, curiosité dans le rapport au monde.

Ces cinq investigations préalables apparaissent comme essentielles pour élaborer une stratégie didactique à hauteur des enjeux, grâce à laquelle l'envie d'apprendre et l'envie d'enseigner prendront le pas sur les risques évoqués plus haut. Cette stratégie (idéale) est bien sûr spécifique à chaque question, mais repose cependant sur quelques principes communs :

  • progressivité de l'approche d'une QSV en différents points du curriculum (approche « spiralaire ») ;
  • usage raisonné du thermostat, pour « refroidir » un questionnement frontal trop brûlant ou au contraire « réchauffer » une représentation apparemment trop lointaine de la question afin, dans les deux cas, de trouver la « bonne distance » permettant de la traiter la question avec intérêt mais sans débordements passionnels ;
  • problématisation des questions à un niveau bien adapté aux connaissances, à l'expérience et aux capacités des élèves ;
  • recours à différentes modalités pédagogiques : débats argumentés, par sous-groupes ou avec toute la classe, jeux de rôles., articulées à des activités complémentaires : apports de contenus, recherches bibliographiques, analyses de textes, prises de positions.
  

Approches disciplinaires de l'enseignement des questions vives

Nous nous intéressons dans cette partie à la façon dont l'enseignement de questions vives est investi de manière spécifique par différentes disciplines scolaires à dominante sociale ou à dominante scientifique. Ces spécificités disciplinaires s'expriment essentiellement à travers :

  • le cadrage réglementaire et pédagogique : lois, programmes, instructions officielles, documents d'accompagnement et manuels scolaires ;
  • la didactique des disciplines et les pratiques de classe.

Nous rendrons compte de la place donnée à ces aspects dans des travaux de recherche récents.

Histoire et géographie

En matière de cadrage réglementaire de l'enseignement, le phénomène nouveau des lois dites « mémorielles » qui ont été votées ces dernières années en France nous impose un regard préalable en amont de l'Éducation nationale, afin de prendre en compte ce niveau premier de cadrage que constitue la Loi française.

• Lois « mémorielles » : des prescriptions pour l'enseignement scolaire

L'article 2 de la « Loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité » (n° 2001-434 du 23 mai 2001, dite Loi Taubira) spécifie que « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. [...] ».

Énoncé sur un modèle similaire, l'article 4 de la « Loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » (n° 2005-158) a été voté le 23 février 2005 sous la forme suivante : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. [...] ». Toutefois, par décret n°2006-160 du 15 février 2006, la seconde phrase (en gras dans la citation) a été abrogée.

La mention explicite des « programmes scolaires » dans le texte de ces deux lois – du moins leur version initiale -a interpellé la communauté scientifique et éducative, suscitant des réactions médiatiques mais également des articles et travaux de réflexion sur le fond.

Citons notamment « L'histoire et la Loi », un article de l'historien récemment disparu René Rémond (2006), qui s'interroge sur la légitimité du législateur à statuer en matière de vérité historique, et sur les risques qui découlent de telles injonctions. À propos de l'article 2 de la Loi Taubira, il remarque : « Outre qu'on discerne mal ce qu'est une place conséquente – combien d'heures de cours dans l'année, combien de pages dans les manuels ? -, c'était s'aventurer dans un domaine qui requiert une compétence professionnelle et scientifique : c'était ouvrir la voie à la confusion des rôles et des responsabilités ». Il poursuit : « La loi Taubira flétrissait le colonialisme ; la loi suivante réhabilita la colonisation. La première imposait aux enseignants des obligations d'ordre quantitatif ; la seconde leur a dicté leur appréciation. Le pas décisif est franchi : le législateur dicte à l'enseignant son interprétation de l'histoire et se substitue à l'historien. Si cette dernière loi va ainsi plus loin que la précédente, les deux n'en sont pas moins solidaires : la seconde n'aurait sans doute pas été proposée si la première n'avait pas incriminé le fait colonial. C'est la riposte : elles évoquent, en les dissociant, les deux faces du fait historique ». Tous les ingrédients sont donc réunis pour faire de la loi elle-même un sujet controversé.

C'est précisément l'émergence et l'épanouissement de cette controverse mémorielle que retrace soigneusement Romain Bertrand (2006) dans son essai Mémoires d'empires. Au fil de son exploration, il constate un dévoiement pervers de l'argumentaire des tenants de la « République coloniale », qui a conduit à imputer aux jeunes des banlieues impliqués dans les émeutes de l'automne 2005 des ressentiments d'ordre mémoriel liés au fait (post)colonial, plutôt que de leur reconnaître des griefs d'ordre social, liés aux sentiments d'exclusion et de discrimination. L'auteur s'inquiète des conséquences de cette instrumentalisation de la controverse sur la question mémorielle, lorsqu'elle en vient à éluder la question sociale.

• Programmes, prescriptions officielles et manuels scolaires en histoire et géographie

Françoise Lantheaume (2003) a étudié l'évolution du curriculum de l'histoire en France, depuis les années 1930 jusqu'à la période actuelle. Plus particulièrement, au sujet de la colonisation et de la décolonisation de l'Algérie, elle montre « la capacité du curriculum formel à “refroidir” les thèmes les plus chauds, sources de controverses et non stabilisés scientifiquement, en utilisant des moyens variés : organisation des programmes (renvoi de la question algérienne dans la partie “civilisation”, dans les années 1970 ou dissémination entre chapitres dans les années 1980-1990), occultation (du point de vue du colonisé), dévolution aux documents, au sein de manuels, des controverses potentielles ou de la défaillance de l'État dans la mise en oeuvre des valeurs de la République, atténuation à l'aide de figures rhétoriques adaptées ou d'un changement d'échelle ». Concernant la tendance actuelle, elle remarque : « C'est moins le relativisme scientifique qui a gagné l'enseignement de l'histoire au lycée qu'une critique qui s'apparente souvent à la dénonciation [...]. Par contre, la critique fondée sur la confrontation de points de vue situés (historiquement, socialement, culturellement) est peu présente ».

Benoît Falaize (2006) s'est livré à une étude des textes qui définissent la place du thème de l'immigration dans les programmes scolaires d'histoire, de géographie et d'éducation civique actuellement en vigueur en France. Il distingue les mentions faites à « l'histoire de l'immigration » et celles à « la question de l'immigration », distinction qui s'avère pertinente pour différencier les entrées disciplinaires. Le premier constat tient au fait que l'immigration n'apparaît que fort peu dans les textes. Au collège, en particulier, « le programme d'histoire reste muet sur les migrations de population au cours des âges, comme sur les phénomènes contemporains (XIXe et XXe siècles) d'immigration qu'a connu la France ou l'Europe ». Le sujet n'est évoqué au collège qu'à travers les programmes de géographie et d'éducation civique. Autre constat : le terme d'« immigration » est assez peu utilisé, la préférence étant donnée à des formulations moins directes, évoquant par exemple « de grands mouvements de population [qui] affectent désormais l'Europe », ou encore l'accueil par la France et les pays développés de «  femmes et [d']hommes d'origines géographiques et sociales très diverses ». L'emploi du terme d'immigration intervient davantage au stade du lycée. Il est encore frappant d'observer, dans les programmes et documents d'application, comment le thème de l'immigration affleure de façon sous-jacente au service de l'éducation à la citoyenneté, et ce dès l'école primaire. Ainsi, les instructions officielles d'éducation civique de la classe de 6e énoncent la proposition suivante : « La variété des nationalités représentées dans une classe, au sein d'un collège ou dans la commune peut, à partir d'exemples historiques de personnalités ayant acquis la nationalité française, illustrer la diversité des nationalités en France, pays d'immigration ». Et Benoît Falaize de remarquer que cette occurrence du terme d'immigration est la seule et l'unique dans l'ensemble des programmes du collège.

Anne-Catherine Porte (2006) a coordonné une analyse similaire sur la place de l'esclavage dans les programmes scolaires. Cette étude met en évidence la faible part de cette question dans les textes officiels mais observe que les programmes les plus récents l'intègrent mieux. Cependant, elle remarque que, sous l'effet de la médiatisation politique actuelle la question de l'esclavage et de la traite négrière, « il s'agit ici de répondre à un “devoir de mémoire” [...] en lieu et place d'un “devoir d'histoire”. [...] Ainsi, l'accélération de la publication des textes fait apparaître une ambivalence. S'agit-il ici de donner du sens, de “refroidir” cette histoire en mettant à distance ce passé douloureux ou de répondre aux débats publics ou même de satisfaire des groupes de communautés mémorielles ? S'agit-il de favoriser la transmission d'un savoir historique en construction ou d'utiliser l'histoire enseignée pour réduire certaines fractures de l'identité nationale ? ».

Dans La fracture coloniale (Blanchard, Bancel & Lemaire, 2005), le chapitre : « Colonisation et immigration : des “points aveugles” de l'histoire à l'école ? » est signé par Sandrine Lemaire. S'appuyant d'une part sur un examen des manuels du secondaire, et d'autre part sur une enquête menée à Toulouse sur les connaissances historiques dans la population, elle constate « une césure nette entre l'histoire nationale et l'histoire coloniale ». En outre, le traitement très limité apporté à ces questions fournit, selon elle, un modèle « déshumanisé » et « désincarné » de l'histoire, focalisé sur les « épisodes traumatiques ». Cette posture « permet de reformuler un “consensus républicain” cristallisé autour de la condamnation des aspects les plus visibles et révoltants de la colonisation, mais pose simultanément un masque sur le système colonial lui-même ». L'auteur s'inquiète des lacunes de cet enseignement, qui pourraient être le « terreau de la radicalisation ».

Pascal Clerc (2006) s'intéresse à son tour à « l'étrange absence » d'Israël, des territoires palestiniens et plus largement du Moyen-Orient dans les programmes et les manuels de géographie depuis 1992, tout en notant cependant que l'approche historique des conflits entre Israël et ses voisins figure dans les manuels d'histoire. « Comme l'Europe de l'Est, qui est aussi absente de la culture scolaire, le Moyen-Orient apparaît comme un “entre-deux” qui échappe aux représentations communes et aux modalités figées de découpage qui organisent le monde vu de l'école ». L'auteur en fournit plusieurs interprétations complémentaires : la méfiance vis-à-vis de sujets trop sensibles, la difficile exigence de neutralité et d'objectivité (notamment pour le choix de la terminologie désignant les parties en présence), la complexité d'une situation qui change sans cesse, mais aussi la pression des groupes « qui veillent à ce que les causes qu'ils défendent soient traitées “convenablement” ».

Pour N. Tutiaux-Guillon (2006), ces choix de contenus, auxquels font écho les pratiques frileuses des enseignants, dénotent une nette prédilection pour « le simple, le vrai, le sûr. Ils permettent de consolider la position de l'enseignant ou d'éviter la fragilisation de son autorité intellectuelle et sa capacité à maintenir l'ordre. En même temps, ils privilégient implicitement un citoyen qui ne se laisse pas duper par les médias, qui tient les controverses pour produits d'opinions, donc suspects ».
Les voix des géographes plaidant pour « une géographie qui pose des vraies questions de société, qui confronte des explications divergentes » ne sont guère entendues. L'auteur salue cependant la mise au programme de quelques questions, propices aux changements de focale d'analyse : la « géographie politique du monde » en classe de 3e ; « les grandes aires de puissances et les logiques d'organisation du monde » en terminale ; les analyses de cas qui permettent d'aborder des sujets sensibles tels que les frontières, le contrôle de l'eau ou les risques industriels, en 2de et en 1re.

• Didactique et pratique des questions vives en histoire et géographie

En France

Historiens et épistémologues sont bien conscients que l'histoire du temps présent « est en réécriture et en reproblématisation constante, les changements du monde induisant des changements de “fins” et de nouveaux questionnements sur les évolutions historiques », note Nicole Tutiaux-Guillon (2006). Elle montre toutefois en quoi l'histoire et la géographie scolaires restent « réfractaires aux QSV ». Selon elle, les enseignants « ne voient guère d'intérêt didactique au débat, qu'il soit scientifique ou social ». Et, s'ils adhèrent à la finalité de développer l'esprit critique des élèves, « face aux médias, ils [les] invitent à la prudence, en raison des lacunes et des points de vue partisans ». Les éventuelles controverses qui divisent les historiens sont tranchées arbitrairement avant d'être livrées à l'école sur un mode univoque. « L'effacement des controverses est encore plus net lorsqu'il s'agit de sujets qui divisent la société française ».

Un rapport de synthèse, réalisé à partir de diverses études et enquêtes de terrain, fait le point sur les enjeux et les pratiques d'enseignement en France de deux questions sensibles du programme d'histoire : la Shoah et les guerres de décolonisation, plus particulièrement la guerre d'Algérie (Corbel & Falaize, 2003).
Concernant la Shoah, le rapport montre en quoi son enseignement bénéficie d'un « statut d'exception »... avec les risques que cela comporte. Risque de « sacralisation » du sujet, de fixation univoque des rôles de bourreau et de victime. Risque aussi de « saturation » des élèves, qui s'explique par un « conflit de générations de mémoires » : en effet, toute une génération d'enseignants a traversé sa propre scolarité sans que l'école ne lui ait jamais appris «  »cela » (les camps, la déportation des juifs français, Vichy, la collaboration) ». Ces enseignants peuvent alors avoir tendance à surinvestir l'enseignement de ces points d'histoire... au risque d'en saturer les élèves. Risque encore d'éveiller des réactions violentes de la part des élèves qui comprennent mal la place « trop importante » accordée au peuple juif, alors même qu'il est aujourd'hui accusé d'être l'oppresseur du peuple palestinien. Risque enfin d'incompréhension par les élèves de cette « hiérarchie implicite dans les priorités de prise en charge mémorielle », « comme si cette souffrance-là était présentée comme étant plus légitime, plus digne que d'autres d'être connue ».
Il en va tout autrement de l'enseignement de la guerre d'Algérie, qui apparaît comme un point particulièrement obscur « du tableau noir de notre histoire ». Le rapport souligne la grande rareté des recherches sur cet enseignement – depuis lors, signalons la thèse de sociologie et les travaux de Françoise Lantheaume qui remettent le sujet en lumière. Rareté également des supports pédagogiques, qui concourt à une méconnaissance du sujet par les enseignants, mal à l'aise pour traiter ce sujet en classe. Le rapport pointe également chez les enseignants un inquiétant « flou lexical et sans doute sémantique, notamment lorsqu'il s'agit de désigner les élèves dont on parle : “immigrés”, “maghrébins”, “élèves arabes”, “élèves musulmans”, “élèves d'origine arabe”, “élèves d'origine maghrébine”, “enfants de la seconde génération” ». Ce dernier point entre en résonance avec la réaction de certains élèves, qui se reconnaissent explicitement comme « “musulmans” plutôt que français, “musulmans” plutôt que kabyles ou marocains, et qui s'identifient au peuple palestinien ». L'interprétation des auteurs tente de dépasser la lecture primaire de ce phénomène, qui n'y verrait qu'une manifestation d'antisémitisme. « Élevés dans l'espace scolaire public, [ces enfants] ont découvert les mots et les cadres de références civiques qu'ils ont parfaitement enregistrés et qu'ils réutilisent quand ils le veulent, comme pour prendre en défaut la République. De l'inégalité de traitement entre la Shoah et des sujets qui les intéressent également (Proche-Orient, guerre d'Algérie, colonisation...), ils disent percevoir une autre injustice [...] qui relève de leur relégation dans l'espace civique scolaire, où ils sont trop souvent considérés comme “immigrés”, eux qui n'ont émigré de nulle part ».

Une communication de Nicole Tutiaux-Guillon (2006) propose une réflexion sur le statut et l'usage pédagogique de témoignages de personnes ayant vécu des événements de l'histoire. La didacticienne avoue d'abord sa double méfiance envers le « devoir de mémoire » et envers « un usage [...] qui se limiterait au pathos et à l'émotion ». Elle discute cependant les opportunités et les risques de l'entreprise :

  • la réception de témoignages nécessite une disposition entre empathie et distance critique, ne cherchant pas « des éclairages sur des événements précis, des données factuelles » mais plutôt « la vérité d'une expérience et d'une voix » ;
  • l'enseignant doit comprendre la posture singulière du témoin, qu'il soit physiquement invité dans la classe ou que son témoignage provienne d'une archive audio (procès Eichmann et Papon...), ou encore d'un écrit ;
  • « le témoignage ne peut être un récit conforme à l'Histoire » et il est essentiel de faire comprendre aux élèves que le questionnement qu'il suscite ne doit pas se confondre avec la recherche d'informations factuelles ;
  • « le témoignage n'est pas fait pour faire oeuvre de raison : il s'adresse au coeur, suscite la compassion, l'indignation, la révolte... ». Il convient donc pour l'enseignant de « déplacer la question vers les apprentissages : qu'est-ce que mes élèves comprendront d'essentiel sur le passé, grâce à l'émotion, qu'ils ne comprendraient pas autrement ? Inversement, à quelle compréhension de l'Histoire [...] l'émotion risque-t-elle de faire obstacle ? » ;
  • s'il est reconnu que le travail sur des témoignages suscite une forte motivation et un fort investissement des élèves, l'enseignant doit prévenir le risque que l'enjeu historique passe au second plan ou soit même perdu de vue par eux ;
  • l'enseignant doit faire comprendre à ses élèves la distinction entre Histoire et mémoire. Ceci est d'autant plus délicat que « la différence entre histoire scolaire et mémoire est plus difficile à établir que celle entre Histoire et mémoire » ;
  • il convient d'avoir en tête la question de la légitimité et des régimes de vérité : qu'est-ce qui permet de juger la pertinence et la validité d'un témoignage et qui est en droit d'en juger ?

« Les périodes “sensibles” ou les “brûlures de l'Histoire” rendent plus difficile et plus précieux l'usage public des témoignages. Plus difficile car le contexte en est vif et que les controverses affleurent ; plus précieux car le vécu et le ressenti peuvent aider à comprendre les hésitations d'une société à se confronter à son passé », conclut N. Tutiaux-Guillon.

Charles Heimberg (2006) pose l'interrogation : « Comment l'apprentissage de l'histoire et des sciences sociales peut-il prévenir le racisme, l'antisémitisme, la xénophobie ? ». Il rappelle en quoi les préjugés identitaires sont des questions vives non seulement dans la société mais aussi dans les sciences sociales, expose ensuite la façon dont ces questions peuvent prendre place en cours de géographie et d'histoire, puis dégage trois approches complémentaires pour une intervention pédagogique anti-raciste potentiellement efficace sans être moralisante :

  • l'empathie et la prise en compte du point de vue des victimes ; nécessaire distinction entre les faits et leur interprétation ;
  • le recours à l'histoire, comme toile de fond, comme « cadre de référence à convoquer pour pouvoir analyser le présent et les manifestations de préjugés identitaires qui s'y observent » ;
  • la prise en compte des mécanismes de la psychologie sociale : reconnaissance du caractère irrationnel des manifestations de racisme, étude des préjugés, nécessaire prise en compte de « l'autre » dans la construction de soi, interrogation de la posture des témoins passifs bien souvent présents entre bourreaux et victimes, entre discriminateurs et discriminés.

Heimberg conclut à la nécessité « d'entrer en discussion avec les élèves et de leur permettre de se forger eux-mêmes leurs propres valeurs et leurs propres opinions à partir de leurs apprentissages ».

À l'étranger

Au Royaume-Uni, the Historical Association a publié récemment le rapport TEACH : Teaching Emotive and Controversial History 3-19 (2007). Les auteurs justifient l'objet de leur recherche par la définition suivante : « L'étude de l'histoire peut être sensible et sujette à controverses lorsqu'elle donne à voir dans le passé une iniquité, réelle ou ressentie, entre des individus ou des groupes d'individus. Ce peut aussi être le cas lorsqu'il y a des disparités entre l'histoire enseignée en classe et celle transmise par la famille ou la communauté. De tels sujets et de telles disparités engendrent une forte résonance chez les élèves en situations d'éducation particulières ». Le rapport rend compte de diverses « bonnes pratiques » et en extrait un ensemble de conditions nécessaires pour l'école et pour l'enseignant :

  • des objectifs clairs et une approche rationnelle qui encourage la reconnaissance des identités, des valeurs et des diversités ;
  • un soin particulier apporté à la préparation des séances de cours ainsi qu'à l'adéquation des contenus et réflexions à l'âge et aux capacités des élèves ;
  • une documentation riche et variée (y compris des sources audio-visuelles) à la disposition des enseignants.

Les auteurs pointent cependant divers obstacles rencontrés dans les établissements scolaires :

  • les enseignants sont plus encourages à maintenir la paix et la sécurité dans leurs classes qu'à prendre le risque d'aborder en cours des sujets d'histoire sensibles. Plusieurs exemples sous fournis à l'appui : certains enseignants évitent de traiter le sujet de l'Holocauste, pourtant au programme, par crainte de réactions antisémites de la part d'élèves musulmans ; d'autres sont pris à partie par des parents d'élèves chrétiens sur la façon dont ils traitent le conflit israélo-palestinien ; ailleurs encore c'est même le sujet des Croisades qui est occulté par crainte des controverses dans des mosquées locales. ;
  • le manque de connaissances de la part des enseignants, en particulier au primaire.

Des recommandations sont enfin adressées à la communauté éducative :

  • traiter l'enseignement des sujets historiques sensibles et controversés comme un véritable projet d'établissement, et non seulement comme celui d'un enseignant isolé ;
  • encourager plutôt que de pénaliser les enseignants qui prennent le risque d'organiser des débats dans leurs classes ;
  • inciter les équipes de direction des établissements à soutenir leurs enseignants face aux éventuelles réactions des parents ou des groupes communautaires.

En Amérique du Nord et en Amérique latine, le courant des « native studies » a contribué à rénover l'enseignement de l'histoire du continent américain, faisant plus juste place aux « native people » et aux destructions dont ils ont fait l'objet depuis l'arrivée des colons venus d'Europe. De très nombreux travaux portent sur ces questions mais ne peuvent être développés ici.

Et aussi
  • La rubrique « Enseigner les sujets controversés » du site de l'équipe de recherche Enjeux contemporains de l'enseignement en histoire-géographie de l'INRP propose de nombreuses ressources, notamment les enregistrements audio des journées Mémoires, Histoire et Identités d'octobre 2006.
  • « Quand les mémoires déstabilisent l'école » : une bibliographie indicative établie en avril 2007 par l'INRP.
    <http://www.inrp.fr/lesmercredis/pdf/biblio250407.pdf>.
  • À propos de la loi de 2005 sur la colonisation, les réflexions de quelques chercheurs sur le site de la Ligue des droits de l'homme de Toulon, parmi lesquels Nicolas Bancel, Alain Ruscio, Benoît Falaise et Françoise Lantheaume, Thierry Le Bars.
  • Abecassis Frédéric et al. (2007). La France et l'Algérie : De l'école en situation coloniale à l'enseignement du fait colonial. Lyon : INRP (à paraître).
  • Bonafoux Corinne, Pierrepont Laurence & Falaize Benoît (2007). Les concurrences de mémoire à l'école. Paris : Armand Colin (à paraître).
  • Bossy Jean-François (2007). L'enseignement de la Shoah. Paris : Armand Colin (à paraître).
  • Ernst Sophie (dir.) (2007). Quand les mémoires déstabilisent l'école... : Commémorations négatives et enseignement difficiles. Lyon : INRP (à paraître).
  • Lantheaume Françoise (2003). « Enseigner l'histoire de la guerre d'Algérie : entre critique et relativisme, une mission impossible ? ». In C. Liauzu (dir.). Tensions méditerranéennes. Paris : L'Harmattan, p. 231-265.
  • Lantheaume Françoise (2006). « Enseigner l'histoire : douter et comprendre (2) ». Cahiers pédagogiques, n° 440, février.
    <http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2161>.
  • Lantheaume Françoise (2007). « Manuels d'histoire et colonisation. Les forces et faiblesses de la polyphonie de l'auteur-réseau, ses effets sur la formation de l'esprit critique ». Lidil, n° 35, juin 2007 (à paraître).
  • Lemaire Sandrine (2006). « Une Loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
  • Liauzu Claude (2006). « Enseigner l'histoire : douter et comprendre (1) ». Cahiers pédagogiques, n° 440, février.
    <http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2160>.
  • López Facal Ramón (2006). « Comment construire une identité européenne critique en classe d'histoire ? ». In A. Legardez Alain & L. Simonneaux (dir.). L'école à l'épreuve de l'actualité. Issy-les-Moulineaux : ESF, p. 159-170.
  • Proske Matthias (2003). « The pedagogical form « Classroom Instruction » and the Challenge of Holocaust-Education in Germany ». Hamburg : European Conference on Educational Research.
    <http://www.uni-frankfurt.de/fb/fb04/personen/proske/publikationen/Challenge of Holocaust-Education in Germany.doc >

Éducation civique

Avertissement : Dans ce chapitre, nous nous limitons à examiner le traitement des questions vives dans le cadre de la discipline scolaire française de l'éducation civique. Il serait bien sûr intéressant d'élargir la perspective aux programmes d'« éducation à la citoyenneté démocratique », tels qu'ils peuvent se décliner aux échelons nationaux et supra-nationaux. Mais une telle perspective est trop vaste pour être développée dans cette Lettre. Nous nous bornerons donc à fournir quelques pistes bibliographiques dans cette direction. Bien évidemment, la discipline éducation civique n'est pas étrangère au projet de l'éducation à la citoyenneté : elle en est même un hôte de choix ! Toutefois, elle ne saurait s'y confondre. On remarquera d'ailleurs que les autres disciplines abordées dans cette partie intègrent aussi dans leur champ des approches qui relèvent de l'éducation à la citoyenneté. Et ce d'autant plus lorsqu'il s'agit d'enseigner des questions socialement vives.

En France, l'éducation civique est un enseignement transversal à l'école primaire. Au collège, cette discipline est associée avec l'histoire et la géographie. Au lycée, elle a été introduite dans les programmes depuis la rentrée 1999-2000, sous le nom d'« éducation civique, juridique et sociale » (ECJS), d'abord dans les sections générales et technologiques puis dans les sections professionnelles. Deux particularités singularisent cet enseignement dans les textes officiels :

  • défini comme « transdisciplinaire », il peut être pris en charge par des enseignants de diverses spécialités (histoire-géographie, sciences économiques et sociales ou philosophie) ;
  • la forme du « débat argumenté » y est préconisée.

Dans le cadre d'un numéro thématique de la revue Sowi-online consacré à l'éducation civique et économique en Europe, François Audigier (2003) dresse une présentation remarquable de la discipline éducation civique dans l'école française (primaire et collège). Il retrace d'abord l'histoire de cette discipline à travers les instructions officielles et leur appropriation par les enseignants. Il s'attarde ensuite sur la période actuelle. « Les transformations du monde et de la citoyenneté exigent aujourd'hui de former des citoyens ayant de multiples compétences. Parmi celles-ci, un accent fort est mis sur le débat, la capacité à accepter les conflits, la coopération et le travail avec les autres, les capacités de s'informer, de prendre en compte la pluralité des points de vue, à poser des problèmes de société dans leurs multiples dimensions, à évaluer les solutions proposées du point de vue des valeurs fondamentales des droits de l'homme, etc. [...]. L'éducation civique est alors une chance pour faire évoluer la forme scolaire, mais cette dernière constitue une puissante machine pour récupérer cette éducation et la remettre dans ses ornières habituelles. [...] Par exemple, les discours et les textes officiels débordent de propos sur les valeurs qu'il convient de rappeler aux jeunes. Mais après ? D'une part, on fait comme si ces valeurs inspiraient sans difficultés ceux qui les brandissent, pour les autres, laissant croire aux élèves que la vie sociale, les comportements des adultes, sont en conformité avec ce qui leur est enseigné voire rabâché en la matière. [...] D'autre part, une fois les généralités énoncées, les valeurs, les principes, les normes, les droits, entrent en conflit les uns avec les autres. Ce sont ces conflits, les interrogations qu'ils suscitent pour les comprendre, pour les analyser, pour les résoudre, qu'il est utile voire indispensable d'introduire dans l'éducation civique. [...] Les relations entre connaissances et expériences, depuis longtemps proclamées comme des nécessités par de nombreux pédagogues, sont particulièrement importantes pour l'éducation civique ». Les enseignants «  sont ici soumis à une sorte de double contrainte puisqu'il leur faut dans le même mouvement reconnaître la parole des élèves comme valide et intéressante et aider cette parole à advenir, à se construire ; le besoin de reconnaissance exprimé par les élèves est enchevêtré à la dimension éducative de la situation dans laquelle ces mêmes élèves sont plongés. Enfin, une parole n'a de sens que si elle est prise au sérieux, c'est à dire si elle est suivie d'effets, si elle a du pouvoir. La question se déplace et s'ouvre alors, immense : quels pouvoirs, quels objets et moments d'initiatives et de libertés les adultes sont-ils disposés à laisser aux élèves ? ».

Une communication de Yves Alpe et Alain Legardez (2000) s'est intéressée au programme français de l'éducation civique juridique et sociale (ECJS) lors de son introduction au niveau du lycée, ainsi qu'à la place qu'il accorde aux questions socialement vives. « L'originalité de l'ECJS ne réside ni dans des objets d'étude spécifiques, ni dans des savoirs scolaires particuliers : toutes les questions au programme de l'ECJS se rencontrent ailleurs dans l'organisation curriculaire. Son originalité réside dans l'entrée dans l'étude par les questions socialement vives. De ce fait, elle trouve une première légitimation dans son positionnement par rapport à une demande sociale, essentiellement celle de la lutte contre les incivilités ». Les auteurs tentent ensuite d'évaluer les conséquences de l'apparition de ce nouvel enseignement quant à la didactisation de ses propres contenus et quant aux effets sur la structure du curriculum dans l'enseignement secondaire. « La création de l'ECJS témoigne d'une convergence des préoccupations concernant le lien social et l'incivilité, alors que des contentieux comme celui sur les signes distinctifs religieux à l'école montrent à l'évidence une divergence d'opinion, mais renforcent de ce fait même l'aspect “vif” de la question. Autrement dit, les acteurs sociaux peuvent s'entendre sur la nécessité de traiter telle ou telle question à l'école, mais s'opposer sur la façon de la traiter ».
Mais le potentiel de cet enseignement apparaît en fait bien plus riche. D'une part, la possibilité d'associer plusieurs enseignants provenant de plusieurs spécialités ouvre la voie à une évolution significative des pratiques. Ensuite, si elle est bien maîtrisée, la méthodologie du débat argumenté peut être fructueusement « exportée » vers d'autres disciplines. Les auteurs concluent sur cette espérance : « L'ECJS porte en germe le développement d'une citoyenneté scolaire, qui ne concernera pas seulement les élèves, mais aussi et plus largement le bouleversement du fonctionnement actuel du système éducatif français ».

Romain Orioli (2005) montre à quel point le « débat argumenté » constitue l'élément central de l'enseignement d'éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Il prend référence chez Habermas pour rappeler que c'est le mode délibératif qui caractérise l'exercice de la citoyenneté et de la démocratie. « Les règles de la vie collective résultent d'un échange public d'arguments fondés en raison qui visent à produire un accord des participants. Être citoyen c'est donc argumenter à partir de sa conception du bien et se montrer apte à prendre en compte les arguments d'autrui ». Mais une telle capacité requiert un véritable apprentissage, au centre duquel se situe le débat argumenté. Prenant exemple dans sa propre pratique, Orioli rend compte d'un travail en classe de 2de sur l'homoparentalité, décliné en huit séances orientées vers le débat argumenté. La première séance, en début d'année, pose le champ et les concepts de l'ECJS ; les quatre suivantes visent à cerner le sujet et ses problématiques, à réunir des sources documentaires, à rédiger des argumentaires et à initier des discussions et travaux en petits groupes. La sixième séance est un « pré-débat » en deux groupes. La septième est celle du débat collectif, sous la conduite d'un élève « président » qui veille au respect des règles élaborées précédemment. La dernière séance est réservée à la synthèse des rapporteurs et à une évaluation collective de la qualité du débat. Orioli en retire trois points positifs : « la motivation dont ont fait preuve les élèves » ; « la prise en compte par [eux] de la différence de légitimité entre arguments et préjugés ». Les élèves se sont en effet avérés « soucieux de la recevabilité de leurs arguments » ; « la discussion sur le débat menée lors de la dernière séance » qui a permis aux élèves d'analyser les raisons de la persistance de leurs divergences. « Si les élèves sont capables de s'interroger sur les déterminants de toute position, alors on peut être optimiste quant à l'évolution de leurs réflexions et des discussions futures ». L'auteur conclut sur l'intérêt que peut représenter le débat argumenté, non seulement en ECJS mais aussi dans les enseignements disciplinaires, qui sont censés partager la responsabilité de l'éducation à la citoyenneté.

Et aussi

Sur l'éducation civique :

  • Tutiaux-Guillon Nicole (2003). « Civic, Legal and Social Education in French Secondary School: Questions About a New Subject ». Sowi-online, n° 2002-2.
  • Hemdane Estelle (2001). Quelle est la spécificité de l'éducation civique, juridique et sociale par rapport aux SES ? [Mémoire professionnel]. IUFM d'Aix-Marseille.

Concernant l'« éducation à la citoyenneté démocratique », on peut consulter notre sélection bibliographique.

Sciences économiques et sociales (SES)

Pour Alain Beitone (2002), il est dommageable que les sciences économiques et sociales (SES) soient « confinées [...] à une seule filière du lycée. [...] Alors que les questions économiques et sociales (mondialisation, chômage, intégration économique, transformations de la famille, croissance économique, déviance, etc.) sont au coeur des débats politiques, l'écrasante majorité des élèves scolarisés dans l'enseignement secondaire ne reçoit aucune formation économique et sociologique permettant d'aborder ces “questions socialement vives” avec un minimum de rigueur intellectuelle ». Ce sont donc uniquement des filières d'enseignement incluant un enseignement de SES qui peuvent aborder des « questions sociales socialement vives », selon l'expression de Legardez.

Jean Simonneaux (2005) analyse ainsi la précoce introduction de la réforme européenne de la Politique agricole commune (PAC) au programme de l'enseignement agricole. Cette précocité traduit la « volonté des autorités académiques de coller à une actualité économique et politique » et leur souci d'éviter les erreurs du passé : lors de crise de la vache folle, elles avaient été mises en cause pour avoir tardé à introduire l'étude de cette épizootie dans les programmes. J. Simonneaux remarque cependant que : « Au moment où les enseignants sont sollicités pour introduire cette réforme [de la PAC] dans leur enseignement, il subsiste de nombreuses incertitudes liées à l'application de cette réforme puisque tous les décrets ne sont pas encore parus, mais surtout les effets de cette réforme ne sont que des hypothèses de scientifiques ou de professionnels ». Un contexte qui s'avère donc problématique pour un enseignement rigoureux : incomplétude de l'information disponible, difficulté didactique pour la transposition externe. L'auteur estime que cette quasi-simultanéité, ce « télescopage » de l'enseignement avec les pratiques sociales ou la production de savoirs est source d'incertitude, conduisant à enseigner la construction d'une problématique plutôt qu'une analyse validée par la communauté scientifique.

Dans sa thèse de doctorat, Christine Dollo (2001) s'est intéressée au traitement de la question vive du chômage dans l'enseignement de SES. Elle s'interroge sur la pertinence de l'approche exclusivement descriptive du chômage préconisée par les textes officiels et suivie par les manuels scolaires. Malgré le caractère forcément daté de ce travail, on peut en retenir deux constatations :

  • plus les instructions officielles sont précises sur le traitement d'un sujet (ici, l'approche descriptive du chômage) et plus les manuels renoncent à des initiatives d'explication et de théorisation du sujet ;
  • les interrogations théoriques refoulées dans les programmes ressurgissent cependant dans les évaluations – les sujets du bac en l'occurrence -, qui sont fréquemment centrées sur des questions d'actualité. Tirant conséquence de cette tendance, les enseignants sont incités à approfondir ces sujets afin de mieux y préparer leurs élèves. Au bout du compte, le choix des sujets d'évaluation contribue à terme à faire évoluer les programmes officiels.

La 8e biennale de l'éducation a accueilli un atelier consacré aux QSV à l'école. Dans ce cadre, Fanny Olivier et Marie-José Ramondetti (2006) ont proposé le premier volet d'une recherche collective sur le traitement de la mondialisation dans l'enseignement scolaire. En effet, cette thématique apparaît au programme à l'école primaire et se retrouve aux niveaux du brevet d'études professionnelles (BEP) et du bac général option économique et sociale (ES). Les deux auteurs en ont analysé les approches à travers les instructions officielles et les manuels scolaires. Au primaire, la mondialisation est donnée comme « un moyen de comprendre le monde », tout en restant centré sur la France. En BEP, en est proposée « une approche technique et assez froide ». Par contre, en terminale ES, il s'agit d'« un objet clairement désigné [...] et même incontournable ». Les manuels privilégient majoritairement une approche dite « inductive ». Les documents qui y figurent « ne donnent lieu que très exceptionnellement à problématisation (débat) ». Les savoirs de référence sont mis à distance. Ainsi, même dans les manuels de terminale ES, la « vivacité » des questions sur la mondialisation est quasiment absente.

Poursuivons sur le thème de la mondialisation et sur l'approche qu'en proposent Jean Simonneaux et Alain Legardez (2006). Celle-ci nous semble emblématique de la méthodologie des recherches sur l'enseignement des QSV, dont nous avons tenté plus haut de présenter les grandes lignes. Les auteurs constatent d'abord le caractère « polysémique et équivoque » du terme de « mondialisation », qui rend quasiment impossible l'établissement d'une définition à la fois porteuse de sens et consensuelle. Sa signification s'appréhende par nuances par rapport à des notions voisines : internationalisation, globalisation, mondialisme, altermondialisation, mondialité, universalité, société monde... Chacune réfère à une certaine conception du monde, privilégiant tantôt la dimension économique ou financière, tantôt le rejet du processus actuel, tantôt la convergence vers une échelle et des valeurs, unifiantes sinon unifiées. Ainsi, les approches possibles de la mondialisation mobilisent plusieurs cadres de référence, relevant respectivement des domaines de l'économie, de la géographie, de la sociologie et de la science politique. En outre, la mondialisation est une notion « imprégnée d'idéologies » qui s'opposent : le néolibéralisme consumériste et le mondialisme humaniste. Elle est également « imprégnée par les pratiques sociales » : pratiques d'entreprise, pratiques de consommation marchande, pratiques politiques, pratiques culturelles... Quant aux domaines dans lesquels la mondialisation présente des enjeux importants, ils sont également multiples : l'alimentation dans le monde, la pauvreté dans le monde, l'environnement, la culture, le tourisme... A. Legardez et J. Simonneaux fournissent ensuite des « pistes pour l'enseignement ». Ils proposent une entrée dans la problématique basée sur les liens entre les « champs d'application », les illustrations possibles des pratiques sociales concernées, et finalement les problématiques théoriques mobilisables (par exemple, pour le champ de l'environnement : « gouvernance », « développement durable », « démocratie », « régionalisation » et « pôles de développement »). Quant aux modalités pédagogiques, le débat argumenté « permet de faire entrer dans la classe des interrogations sociales et idéologiques liées à la mondialisation sans apporter “une” réponse, mais au contraire en confrontant les différents choix possibles aux valeurs des citoyens, donc aux choix de société ».

Jane Méjias (2006) interroge le traitement de la question du « genre » dans l'enseignement des SES. Elle montre en quoi la problématique d'égalité et de relations entre les sexes reste une question vive aussi bien dans les travaux scientifiques que dans la société (place des femmes dans la politique et loi sur la parité, niveaux d'emploi et de salaire...). Elle en recherche la présence dans les programmes scolaires, qu'elle trouve faible, disséminée, et le plus souvent implicite. « L'effet produit peut être celui d'un curriculum caché ». Quant aux manuels, l'auteure remarque que « les textes évoquent les inégalités entre sexes et pointent l'injustice de cette situation » tandis que « l'iconographie et les exercices suggèrent implicitement que le monde est ainsi et qu'il n'est pas prêt de changer, qu'il y a une sorte d'ordre naturel et biologique dans la répartition sexuée des rôles ». Certes, les questions posées aux élèves visent à leur faire prendre conscience de l'ampleur des inégalités et de l'asymétrie des rôles. Toutefois, à défaut de grilles de lecture proposées aux élèves, « on en reste très fréquemment au niveau du simple constat, ce qui correspond d'ailleurs à ce que demandent les programmes ». L'auteure pointe ensuite les difficultés auxquelles l'enseignant de SES risque de se heurter en abordant la question du genre : vives réactions des filles aux injustices, ricanement des garçons, situation qui tourne au règlement de compte... ou bien au contraire soumission des élèves face à « une réalité massivement démontrée et qui prend alors l'allure d'un fatalisme biologique ». Elle souligne la sensibilité de la question du genre à un âge où les élèves sont précisément en train de construire ou de consolider leur identité sexuée. L. Méjias développe enfin quelques pistes pour enseigner le genre et trouver la « bonne distance » permettant de problématiser et de donner du sens aux apprentissages : articulation entre la sphère privée et la sphère publique, naturalisation du modèle « masculin-production / féminin-reproduction » et construction « spiralaire » de l'enseignement, permettant d'appréhender les niveaux de complexité sociaux, économiques et culturels de la question.

Et aussi

Enseignements scientifiques

Dans le contexte scolaire, les sujets vifs qui interpellent les enseignements scientifiques sont des « questions scientifiques socialement vives » : en effet, elles comportent nécessairement une dimension sociétale. Un premier constat s'impose : les travaux de recherche relatifs à l'enseignement de telles questions ne portent pas une forte empreinte de la discipline scientifique mise à contribution. Ceci tient au fait que la difficulté d'enseignement tient souvent moins à la dimension scientifique des questions qu'à leur dimension sociétale, plus inhabituelle et déstabilisante pour les enseignants de sciences. Ainsi, les travaux de recherche que nous avons explorés portent davantage sur les rapports entre approche scientifique et approche sociétale que sur les rapports particuliers que telle ou telle discipline scientifique entretient avec les questions vives.

Certains pays ont pris conscience depuis longtemps de la nécessité d'une formation socio-scientifique distincte des enseignements disciplinaires classiques (mathématiques, sciences de la vie et de la Terre, etc.). Il s'agit de recontextualiser les sciences et les techniques, aussi bien dans une perspective historique (genèse des découvertes, naissance et évolution de l'esprit scientifique...) que dans une perspective épistémologique (objets de la science, méthode, nature de l'activité scientifique...) et sociétale (métiers scientifiques, relations entre science et développement économique, implications environnementales, questions d'étique...). Nous présenterons d'abord les nouveaux enseignements qui tendent à prendre place dans le curriculum en Amérique du Nord et en Europe. Ceci fournira une introduction aux travaux de recherche qui abordent à un niveau général la problématique des questions vives dans l'enseignement scientifique. Nous retrouverons ensuite des travaux plus spécifiques dans le cadre des sciences de la vie et de la Terre.

• « Nature of Science »

Aux États-Unis, un enseignement générique et dénommé « Nature of Science » (NOS) a été introduit en 1996 dans l'enseignement scolaire. Il permet en particulier de traiter des sujets controversés.

L'article de Backhus & Thomson (2006) présente le résultat d'une enquête nationale réalisée auprès des professeurs plusieurs années après la mise en place de cet enseignement. Celle-ci révèle que les facteurs qui contribuent le plus efficacement à la compréhension de la « nature de la science » par les enseignants états-uniens sont les cours centrés sur la méthode scientifique, les projets de recherche et les cours sur les contenus scientifiques. Les auteurs discutent les implications de ces résultats, prenant en compte les recherches actuelles sur la formation des enseignants de NOS.

Michael Clough (2007) interroge également l'enseignement de NOS aux États-Unis, dans lequel il constate une dérive inquiétante dans le sens d'une transmission dogmatique de « vérités » sur la nature de la science plutôt qu'une véritable compréhension des questionnements épistémologiques qu'elle soulève. Il cite ainsi une liste d'assertions sur la science qui font généralement consensus : « scientific knowledge is tentative (subject to change); empirically based (based on and/or derived from observation of the natural world); subjective (theory-laden); partly the product of human inference, imagination, and creativity (involves the invention of explanation); and socially and culturally embedded. Two additional important aspects are the distinction between observation and inferences, and the functions of, and relationships between scientific theories and data ». Sans dénier ces assertions, l'auteur invite à conserver une certaine prudence par rapport à l'usage et à la transmission pédagogique de ces « dogmes » : « NOS tenets, like any list of key ideas, may easily be distorted by researchers, teachers and students. The problem is that tenets, like established scientific knowledge, become something to be transmitted rather than investigated in a science classroom ». L'auteur évalue ensuite les conséquences d'une telle transmission, qui risque de rendre l'enseignement de NOS contre-productif vis-à-vis des élèves, en termes de rigueur intellectuelle. Il rappelle également les risques inhérents à toute tentative de présenter la science sous une forme « finalisée » : « One danger is the perception that all knowledge claims can be treated equally, [...] another [...] is that knowledge claims are taken out of context. [...] The final danger is a natural byproduct of the first two. When the structure and role of theories are oversimplified, there is little need to accurately portray the processes of theory change ». Pour prévenir ces dangers, l'auteur préconise une approche de la nature de la science par questionnements, amenant les élèves à considérer des points de vue différents et à construire un raisonnement critique et argumentatif.

Et aussi
  • Nowotny Helga et al. (2005). The Public Nature of Science under Assault: Politics, Markets, Science and the Law. Heidelberg, New York : Springer.
  • Khishfe Rola & Lederman Norman (2006). « Teaching Nature of Science within a controversial topic: Integrated versus nonintegrated ». Journal of Research in Science Teaching, vol. 43, n° 4, p. 395-418.
  • Brown Michelle, Luft Julie, Roehrig Gillian & Kern Anne (2006). « Beginning Science Teachers' Perspectives on the Nature of Science: The Development of a Nature of Science Rubric ». Portland (Oregon) : ASTE International Conference.
  • McComas William F. (1998). « The Principle Elements of the Nature of Science: Dispelling the Myths » (d'après un chapitre de son ouvrage : The Nature of Science in Science Education: Rationales and Strategies. Pays-Bas : Kluwer Academic Publishers)
    <http://coehp.uark.edu/pase/TheMythsOfScience.pdf>.
  • Backhus DeWayne A. and Thompson Kenneth Wayne (2006). « Addressing the Nature of Science in Preservice Science Teacher Preparation Programs: Science Educator Perceptions ». Journal of Science Teacher Education, vol. 17, n° 1, p. 65-81.

• « Introduction commune aux disciplines scientifiques »

En France

Le « socle commun de connaissances et de compétences » au primaire et au collège est entré en vigueur depuis la rentrée 2006. À cette occasion, une « Introduction commune à l'ensemble des disciplines scientifiques » a été apportée au niveau du collège. Cet enseignement est présenté comme interdisciplinaire. Nous proposons ici quelques extraits de la présentation donnée par l'Annexe 1 du BO n° 6 hors série, du 19/04/07 : « L'élaboration d'une représentation globale et cohérente du monde passe par une mise en convergence des savoirs disciplinaires autour de thèmes, tels que l'énergie, l'environnement et le développement durable, la météorologie et la climatologie, la santé, la sécurité, le mode de pensée statistique dans le regard sur le monde. Cette construction commune nécessite de la part des enseignants disciplinaires des contributions coordonnées. [...] La perspective historique [...] permet de présenter les connaissances scientifiques comme une construction humaine progressive et non comme un ensemble de vérités révélées ». « Les sciences expérimentales et les mathématiques [...] contribuent à responsabiliser l'élève en matière d'environnement, de santé et de sécurité. Elles favorisent l'exercice de l'esprit critique et du raisonnement ; elles conduisent ainsi l'élève à adopter une attitude raisonnée devant l'information des médias ». En introduction au chapitre des « sciences d'observation, d'expérimentation et technologies », on lit encore : « Comprendre permet d'agir, si bien que techniques et sciences progressent de concert, développent l'habilité manuelle, le geste technique, le souci de la sécurité, le goût simultané de la prudence et de la sécurité. Peu à peu s'introduit l'interrogation majeure de l'éthique, dont l'éducation commence tôt : qu'est-il juste, ou non, de faire ? Et selon quels critères raisonnés et partageables ? Quelle attitude responsable convient-il d'avoir face au monde vivant, à l'environnement, à la santé de soi et de chacun ? ». Au registre des méthodes, la « démarche d'investigation » est mise en avant. Elle peut déboucher sur un « échange argumenté autour des propositions élaborées », avec « confrontation des propositions, débat autour de leur validité, recherche d'arguments ».
Cette « introduction commune » ouvre donc bien une voie propice pour traiter de questions vives. Il est encore trop tôt pour disposer de travaux de recherche sur la pratique de ce nouvel enseignement. Toutefois, nous présentons ici les travaux qui contribuent à la réflexion épistémologique et didactique sur l'enseignement des questions scientifiques socialement vives.

Jean-Pierre Astolfi (2005) distingue d'abord les quatre familles d'objectifs que peut poursuivre l'éducation scientifique : objectifs conceptuels, objectifs d'éveil, objectifs de réussite scolaire et objectifs d'intervention. Ces derniers visent à installer des comportements individuels et sociaux jugés désirables par la société. L'auteur fait ici le lien avec les « éducation à » (la nutrition, la sexualité, la santé, l'environnement, etc.) mais se demande si ces objectifs incombent nécessairement aux enseignants de sciences. « Lorsque les enseignants scientifiques sont chargés des éducations à, ils sont placés par la société dans une posture prescriptive, puisqu'il est attendu d'eux qu'ils fassent partager aux jeunes générations des choix personnels et sociaux qui paraissent socialement désirables. [...] on attend plutôt d'eux qu'ils emportent la conviction et l'adhésion par le débat et le dialogue, mais il n'empêche : cette demande sociale vient en rupture avec la posture critique réclamée par la méthode expérimentale. [...] Mieux vaudrait renoncer au mythe de la neutralité sociale des sciences, restaurer une pluralité de points de vue vis-à-vis de ses savoirs, et favoriser les débats sur les enjeux ».

Pour Laurence Simonneaux (2006 ; 2005 ; 2003), « un des buts de l'enseignement est de développer chez les élèves la compréhension de l'interdépendance entre la société et la science. C'est le courant éducatif connu sous le nom de Sciences-Technologies-Société (STS). Dans ce champ, figure l'étude des questions scientifiques controversées. [...] Il convient entre autres que les élèves comprennent les contenus scientifiques impliqués, leur épistémologie, et identifient les controverses à leur sujet, analysent leurs répercussions sociales (économiques, politiques, éthiques...). [...] La plupart des problèmes rencontrés dans la société moderne exigent pour leur résolution plus qu'une solution scientifique, c'est-à-dire la prise en considération des implications sociales qui accompagnent les décisions fondées sur la science ». « De nombreuses études ont montré que la plupart des jeunes et des adultes considèrent que le savoir scientifique naît de l'observation et de l'expérimentation et qu'il est alors fixé une fois pour toutes ». Il appartient donc aux enseignants de permette aux élèves d'appréhender les processus de construction des savoirs scientifiques par rectifications successives. « Il est possible d'identifier avec les élèves les difficultés rencontrées, parfois surmontées, les filiations dans les recherches, les voies parallèles suivies, les voies abandonnées définitivement ou temporairement, les voies de progrès envisagées... pour démystifier l'idée des élèves qui considèrent que ces savoirs sont omnipotents. Il s'agit de savoirs non stabilisés. Leur nature même suppose une approche souvent interdisciplinaire avec les enseignants en sciences, en économie, voire en philosophie ou en lettres pour mieux appréhender l'argumentation développée dans les médias. Le rôle des documentalistes est, c'est évident, essentiel ». Concernant les questions socio-scientifiques controversées, « les élèves ont en tête des opinions, croyances, attitudes, des informations issues de diverses sources (dont la vulgarisation scientifique), des résidus d'apprentissages scolaires antérieurs, des représentations sociales... Des recherches révèlent que les élèves du secondaire possèdent des connaissances très lacunaires dans les champs scientifiques concernés [...]. Les confusions terminologiques sont fréquentes bien qu'ils utilisent un jargon scientifique [...]. Les procédures mises en oeuvre, les limites scientifiques et techniques, sont largement inconnues ». « Parmi les stratégies d'enseignement recommandées [...] figurent en meilleure place les débats en classe, dans lesquels les déclarations des différents chercheurs, des institutions, des journalistes... sont débattues et examinées. [...] Il s'agit entre autres de permettre aux élèves d'identifier leur propre posture affective, les arguments utilisés par les scientifiques, les vulgarisateurs, les enseignants, les autres élèves et eux-mêmes, leur validité, les étapes d'une prise de décision... L'objectif est de favoriser l'identification des critères et des informations qui étayent une prise de position (la sienne et celle de l'autre) ».

Au Royaume-Uni

C. Oulton, J. Dillon et G. Marcus (2004), dans un article paru dans l'International Journal of Science Education, s'inquiètent de l'attitude de défiance manifestée par l'opinion publique du Royaume-Uni envers la science et les scientifiques. Selon eux, cette attitude fausse largement le débat public sur les questions socio-scientifiques controversées. Ils en voient la cause dans une représentation erronée de la nature même de la science et de l'activité scientifique, dont la responsabilité est à imputer aux médias mais aussi à l'enseignement scientifique actuel. Pour remédier à cela, les auteurs proposent de « reconceptualiser » l'enseignement des questions controversées puis énoncent un ensemble de principes pédagogiques :

  • centrer l'approche sur la « nature » des problèmes sujets à controverses : appréhender les différents points de vue, saisir les possibilités et les limites de la science, décrypter les enjeux politiques, les rapports de force entre les protagonistes. ;
  • sensibiliser les élèves à percevoir que les points de vues des différents acteurs sont influencés par des déterminants que sont leur milieu, leur position sociale, etc. ;
  • inciter enseignants et élèves à une réflexion critique sur leurs propres déterminants, qui conditionnent leurs préjugés ;
  • entraîner les élèves à développer les capacités et compétences permettant de se construire une opinion personnelle raisonnée ;
  • promouvoir l'ouverture d'esprit, l'intérêt et la curiosité envers les sources d'information ; valoriser l'aptitude à réviser son point de vue sur la base d'informations nouvelles, en évitant cependant des situations pédagogiques qui encourageraient les élèves à des revirements d'opinion trop hâtifs ;
  • inciter autant que possible les enseignants à faire part aux élèves de leur propre point de vue, en retraçant le cheminement de leur raisonnement.

Paru dans la même revue, l'article de Ralph Levinson (2006) exprime la nécessité d'un fondement théorique plus solide pour aborder des questions socio-scientifiques controversées au Royaume-Uni. Il développe les bases conceptuelles d'un modèle pour l'enseignement de telles questions au niveau du collège et du lycée. Son approche repose sur :

  • une typologie épistémologique des controverses en neuf catégories, qui permet d'en graduer la vivacité et le niveau de risque ;
  • un inventaire des règles de communication qui permettent d'échanger raisonnablement des positions contradictoires dans une discussion : acceptation des règles de circulation de la parole, écoute attentive et réfléchie, patience, tolérance, obligation morale de s'exprimer sincèrement, liberté d'expression, égalité dans le droit à l'expression, respect envers les participants et les valeurs qui fondent leurs opinions, possibilité de ralliement à un argument suffisemment persuasif. ;
  • la distinction entre les modes de pensée narratif et logico-scientifique.

Levinson propose ensuite quelques exemples illustrant l'utilisation possible de ce modèle dans des situations d'enseignement.

• Sciences de la vie et de la Terre

Avertissement : Comme le cas s'est déjà présenté à propos de l'éducation civique, il convient de signaler ici que les limites de cette Lettre ne nous permettent pas de développer l'approche des questions vives dans le cadre plus de l'« éducation à l'environnement et au développement durable » (EEDD), par une éducation formelle ou non formelle. On ne peut cependant ignorer, en France comme dans de nombreux pays, l'EEDD est actuellement un domaine très fructueux de convergence des recherches inter-, multi- et trans-disciplinaires, apportant des éclairages divers sur des questions socialement très vives. Ce sujet étant trop vaste, nous renvoyons au premier Dossier de la Veille, paru en 2004 et consacré à l'EEDD.

En France

Benoît Urgelli (2005) s'est intéressé à la réforme des enseignements scientifiques introduite en 2000 au niveau du lycée, marquée par une nouvelle approche, plus interdisciplinaire, intégrant des perspectives historiques et culturelles visant à « permettre de saisir les enjeux éthiques et sociaux auxquels est confronté le citoyen de notre temps ».
Dans les programmes de sciences de la vie et de la Terre (SVT), B. Urgelli remarque que « les questions d'environnement entrent massivement en classe de seconde [...] sous le thème Planète Terre et Environnement global ». Il constate cependant que la notion d'effet de serre y est en quelque sorte refroidie puisque seul effet de serre naturel (horticole) est évoqué. L'effet de serre anthropogénique, qui figurait pourtant au programme de la classe de 1re S depuis 1995 et permettait de traiter la question vive des conséquences des rejets de gaz à effet de serre liés à l'activité humaine, a donc à nouveau disparu des textes officiels.
L'auteur rend compte ensuite d'entretiens menés auprès du « Groupe d'experts des programmes », qui interroge le travail d'élaboration des contenus à enseigner. Il analyse des manuels scolaires de SVT édités en 2000 et retrouve dans l'un d'eux une « recontextualisation sociale » de l'effet de serre, en lien avec les risques liés au réchauffement de la planète. Il livre enfin les résultats d'entretiens semi-directifs auprès de quatre enseignants de SVT. « Les enseignantes soulignent les limites du dispositif d'accompagnement scientifique des nouveaux programmes de sciences de la Terre (site Planet-Terre de l'ENS Lyon). [...] ce sont donc les manuels scolaires qui apparaissent comme l'outil privilégié d'accompagnement. En classe, [...] l'approche du concept dans sa dimension anthropogénique, par ailleurs fortement médiatisée, est parfois l'occasion de faire exprimer aux élèves leurs représentations, avant d'aborder le concept tel qu'il est inscrit au programme officiel ».

Jusqu'en 2000, les questions vives liées à l'environnement ainsi que les biotechnologies étaient presque absentes de l'enseignement agricole (quelques pratiques pour l'élevage : insémination artificielle...), ignorant l'émergence sur la scène sociale de questions telles que le soja transgénique ou clonage de la brebis Dolly. Le virage pris en 2000 semble radical, si l'on en croit la note de service du ministère de l'Agriculture qui introduit les nouveaux programmes. Les intitulés de disciplines intègrent différentes dimensions (« biologie-écologie », « agronomie-territoire-citoyenneté ») ; leur finalité est de permettre aux élèves de « décoder de manière critique les événements du monde impliquant les Sciences Biologiques » et de développer « leur conscience citoyenne ». La note préconise « l'analyse contradictoire de la fiabilité des connaissances (exemples actuels des OGM, effet de serre...). La relativité des connaissances dans des domaines complexes et/ou mal maîtrisés sera mise en évidence ». La note reconnaît également que « la part de plus en plus grande prise par les applications des sciences biologiques [...] dans l'économie mondiale, l'agriculture, la santé, la procréation, rend nécessaire l'exercice du doute et de l'esprit critique et, quand c'est accessible, l'analyse contradictoire de la fiabilité des connaissances (exemples actuels des OGM, de l'impact des nitrates sur la santé, des contaminations alimentaires, etc.) ». Il s'agit donc d'inviter les élèves à une « réflexion dialectique sur l'importance et la gravité des périls que les activités humaines font courir quotidiennement et inconsidérément à la biosphère. Ils prendront conscience qu'une telle réflexion débouche nécessairement sur des exigences éthiques qui les concernent directement, en opposition absolue avec une conception anthropocentrique de l'exploitation des ressources naturelles ». À cette fin, la participation active des élèves et l'organisation de débats sont encouragées.

Laurence Simonneaux (2003) décrit le « mal-être identitaire » et les difficultés éprouvées par les enseignants de sciences dans l'enseignement agricole, suite à cette rénovation des programmes. Initialement formés sur le « modèle productiviste », ils « manquent de référence pour aborder, par exemple, les voies alternatives extensives de l'agriculture ». « Certains se sentent même responsables d'avoir accompagné avec zèle la normalisation des exploitations », notamment en préconisant l'intensification, alors que le message actuel s'est renversé en faveur de l'extensification. Ces enseignants « craignent de ne plus être reconnus compétents par leurs élèves s'ils ne tiennent pas un discours techniciste [...]. Ils s'avouent moins bien armés pour appréhender les approches systémiques et interdisciplinaires ». En particulier, ils n'ont pas le sentiment de maîtriser les connaissances biotechnologiques ; si certains ont « peur de transmettre le message des firmes agrochimiques, d'autres considèrent que tout nouveau savoir scientifique ne peut être qu'un progrès, qu'ils ont le devoir d'enseigner ».
L. Simonneaux s'intéresse ensuite aux « systèmes de représentations-connaissances » que portent les élèves et les enseignants sur questions vives posées par les biotechnologies, en amont de leur traitement en classe. Celles des élèves se résument à gros trait en deux phrases : « “Les chercheurs sont des apprentis-sorciers” et “La nature ne doit pas être touchée” ». Plus finement, « même lorsqu'ils ne maîtrisent pas les connaissances de base, les élèves expriment des opinions qui dépendent des applications considérées, du contexte envisagé, de l'organisme “manipulé”, du but poursuivi. Les applications médicales sont les mieux acceptées, suivies par les applications vétérinaires, mais les applications agroalimentaires sont rejetées ». Les représentations des enseignants ont fait l'objet d'une enquête sur un échantillonnage de 150 professeurs de différentes disciplines, interrogés sur 10 applications biotechnologiques. Il ressort que ces applications inquiètent davantage les enseignants de sciences humaines que ceux des disciplines scientifiques. Parmi ces derniers, ce sont même les biologistes qui présentent le moins d'inquiétude. Un résultat qui est mal assumé par les intéressés, nous dit l'auteur.

Dans le cadre des Rencontres de l'ARDIST, une contribution de Grégoire Molinatti (2005) présentait une recherche en cours sur une expérience de débat relatif à l'utilisation des cellules souches embryonnaires dans le cadre de la recherche fondamentale et dans une perspective thérapeutique, organisé avec une classe de 1re S. « La procédure est caractérisée par l'interaction des élèves avec un chercheur qui propose une expertise scientifique de la question. Le protocole proposé permet d'interroger les conséquences de la “contextualisation” du débat sur la qualité de l'argumentation des élèves. Le débat est contextualisé par l'intervention, au côté d'un expert scientifique, d'un responsable d'association de malades atteints de la maladie de Parkinson ».

Au Royaume Uni

L'Institute of Education de l'université de Londres a mené une recherche sur la façon dont sont traitées les controverses relatives aux questions biomédicales dans le cursus scolaire, en Angleterre et au Pays de Galles, publiée sous le titre Valuable lessons: Engaging with the social context of science in schools (2001). Cette étude montre d'abord que 60% des enseignants, toutes disciplines et tous niveaux confondus, regrettent la trop faible part accordée aux questions biomédicales dans les programmes scolaires, alors qu'elles présentent un intérêt évident pour les élèves « in building self-confidence, developing lines of critical thinking and enabling students to deal with socio scientific issues in a balanced way ». La majorité des enseignants de sciences estiment qu'il est dans leurs attributions de présenter à leurs élèves une information « factuelle » sur ces sujets, mais non d'ouvrir le débat sur les implications sociales ou éthiques des biosciences. La plupart ont le sentiment de n'avoir ni les compétences, ni la détermination et ni le temps pour organiser et animer un débat de classe sur ces questions. Ils considèrent que les discussions à caractère éthique et social relèvent de la compétence de leurs collègues des disciplines sociales. Les enseignants de sciences sociales semblent plus sûrs d'eux-mêmes pour traiter ces sujets. Cependant, beaucoup considèrent les faits scientifiques comme secondaires lorsqu'ils abordent les aspects socio-éthiques des biotechnologies – ce qui d'ailleurs inquiète les enseignants de science qui estiment que les « approximations » scientifiques cultivent de fausses idées chez les élèves. Les chercheurs ont pu observer dans les pratiques cette répartition des rôles entre professeurs de sciences et enseignants de disciplines sociales, illustrant la séparation entre connaissances et compétences. Les humanités sont perçues comme « porteuses de valeurs » éthiques, ce qui n'est pas le cas des sciences expérimentales. Ceci se traduit par un cloisonnement entre l'enseignement des données scientifiques et la formation au raisonnement moral et au développement des opinions. Cependant, des occasions telles que les « journées ouvertes » – collapsed-day : plusieurs enseignants s'associent pour explorer un thème avec les élèves, hors emploi de temps – offrent des perspectives intéressantes pour des croisements interdisciplinaires. Pour les auteurs, si l'on veut responsabiliser les générations futures sur les implications possibles de la science, la communauté éducative doit relever plusieurs défis. Tout d'abord elle doit définir clairement les objectifs en matière d'éducation scientifique, articuler les besoins de l'enseignement scientifique avec la nécessité d'une formation critique sur les relations entre science et société. Les recommandations émises dans le rapport portent à la fois sur l'organisation du curriculum, la formation des enseignants, la production de supports pédagogiques, l'orientation des sujets d'examen, l'encouragement et l'appui aux enseignants. Une recommandation plus originale propose d'introduire une présentation des neurosciences au programme de biologie de fin de cycle secondaire, et d'encourager les élèves à considérer les déterminants biologiques, psychologiques, environnementaux et sociaux qui interviennent dans les troubles de la de santé mentale.

Aux États-Unis... et au-delà ? : intrusion de l'« Intelligent design » dans le curriculum

L'enseignement des origines et de l'évolution du vivant s'est trouvé récemment pris dans une forte controverse publique aux États-Unis à propos de l'« Intelligent Design » (dessein intelligent). Portée par un think tank d'obédience chrétienne et conservatrice, la doctrine créationniste de l'intelligent design (ID) réfute la théorie darwinienne de l'évolution des espèces, au motif que celle-ci reste insuffisante pour rendre compte de la « complexité irréductible » des origines de la vie. À l'appui de cette thèse, sont avancées certaines observations de l'univers et du monde du vivant, qui seraient mieux explicables par une causalité intelligente que par le processus aléatoire de la sélection naturelle.
Le puissant lobbying exercé ces dernières années par les tenants de cette doctrine (l'Institute for Creation Research et le Discovery Institute, notamment) a conduit successivement plusieurs États américains (Alabama, Kentucky, Pennsylvanie, Ohio, Mississipi, Kansas...) à intégrer l'intelligent design dans l'enseignement public des sciences de la vie et de la Terre. L'ID y est alors présenté comme une théorie scientifique, sur le même pied d'égalité que la théorie de Darwin avec laquelle elle est mise en concurrence.
Bien des voix de chercheurs se sont élevées contre la légitimité de tels enseignements. Retenons celles de Bruce Alberts, président de la National Academy of Sciences, et de Jay B. Labov, doyen du Center for Education du National Research Council (Alberts & Labov, 2004). Ces auteurs montrent que l'ID n'est pas une « théorie scientifique » mais une doctrine ou un dogme et que, à ce titre, elle n'a pas sa place dans l'enseignement public des sciences : « l'intelligent design n'est pas scientifique parce que son postulat que la vie sur Terre résulte de l'oeuvre d'une intelligence ne peut être testé scientifiquement et donc ne peut être invalidé par des méthodes scientifiques ». Les auteurs s'inquiètent également de les fausses représentations épistémologiques qu'induit l'ID, en contradiction avec la « Nature of Science ». Ils contestent encore énergiquement le recours fallacieux des tenants de l'ID à la notion de « controversial issues » : s'appuyant sur le courant actuel favorable à l'introduction des sujets controversés dans l'enseignement scolaire, les militants du créationnisme utilisent en effet l'argument selon lequel la discussion sur les idées en débat est un élément nécessaire pour une éducation juste et équilibrée. À cet égard, on peut noter que la position prise en août 2005 par le président George W. Bush, s'appuyant sur des bienfaits éducatifs de la confrontation des idées et des points de vue pour valider l'enseignement conjoint des deux théories des origines, relève du raisonnement contesté par Alberts et Labov.
Outre la publication d'ouvrages et d'articles, la NSA a également tenté d'agir auprès des Bureaux de l'éducation des différents États qui ont admis l'intelligent design dans leurs programmes. Elle pointe en particulier le choix tendancieux des ouvrages et des sites Internet de référence cités dans les documents d'accompagnement des programmes scolaires, qui donnent la prévalence à des sources documentaires favorables à l'ID par rapport aux sources scientifiques sur la théorie de l'évolution (exemple de l'Ohio, cité par le biologiste Elsnerry, chef de projet du National Center for Science Education, 2004).

Dans un article du Monde daté du 28 mai 2005, Jean-Pierre Stroobants relate la déclaration faite par la ministre néerlandaise de l'éducation, Maria van der Hoeven, ancienne enseignante et directrice d'établissement, « dans laquelle elle a estimé que les théories de Charles Darwin n'étaient “pas complètes” et que de “nouvelles choses” avaient été découvertes depuis. À savoir, notamment, le créationnisme dit scientifique et l'“intelligence supérieure” ». La ministre a encore proposé « l'organisation d'un débat sur l'enseignement des théories de l'évolution dans les écoles de son pays ». Le journaliste rappelle pourtant qu'un « accord entre différents partis avait abouti, il y six ans, à ce que le darwinisme figure au programme de tous les établissements scolaires des Pays-Bas, y compris ceux des divers réseaux confessionnels que l'État finance mais sur lesquels il n'exerce pas un contrôle de fond ». Notons que la proposition de Madame van der Hoeven ne semble pas avoir rencontré un soutien suffisant de la part de son gouvernement.

En France, une « offensive créationniste » (Le Monde, 02/02/07) s'est manifestée par l'envoi massif à tous les établissements scolaires d'un ouvrage de Harun Yahya récemment traduit en français, L'Atlas de la création. En 770 pages richement illustrées, ce livre réfute la théorie de l'évolution et développe une thèse créationniste d'inspiration musulmane. Le ministère de l'Éducation nationale a régi en demandant aux recteurs de veiller à ce que l'ouvrage ne soit pas mis à portée des élèves, étudiants et enseignants.
Dans un entretien filmé mis en ligne sur le site Cité des sciences et de l'industrie, l'historien des sciences Patrick Tort revient en détail sur cet événement et se livre à une critique épistémologique des thèses créationnistes. Sa conclusion tient en une phrase, directe : « On n'est pas démocratiquement pour ou démocratiquement contre la loi de la chute des corps ; eh bien pour l'évolution c'est pareil ! ».
Sur ce même site, on trouve également un dossier documentaire complet :« Le dessein intelligent ou le créationnisme nouvelle mode ». Signalons enfin le tout récent article du philosophe Dominique Lecourt, qui analyse « Le créationnisme scientifique américain et ses avatars » (2007).

Et aussi
  • Wautelet Michel (2005). Sciences, technologies et société. Bruxelles : De Boeck.
  • Astolfi Jean-Pierre (2005). « Problèmes scientifiques et pratiques de formation ». In O. Maulini & C. Montandon (dir.). Les formes de l'éducation : variété et variations. Bruxelles : De Boeck, p. 65-82.
  • Quelques sites associatifs qui mettent en oeuvre les principes de la démocratie participative sur des débats socio-scientifiques : association Sciences et démocratie, Debats-science-societe.net, Fondation Sciences citoyennes.
  • Levinson Ralph (2006). « Teachers' perceptions of the role of evidence in teaching controversial socio-scientific issues ». The curriculum journal, vol. 17, n° 3, p. 247-262.
  • Gayford Chris (2002). « Controversial environmental issues: A case study for the professional development of science teachers ». International Journal of Science Education, vol. 24, n° 11, p. 1191-1200.
  • Pilo Miranda (2002). « Environmental education: researches and perspectives within an international context. Problems, methods, experiences ».
  • Dahlberg Steven (2001). « Using Climate Change as a Teaching Tool ». Canadian Journal of environnemental education, n° 6.
  • Albe Virginie & Simonneaux Laurence (2002). « L'enseignement des questions scientifiques socialement vives dans l'enseignement agricole : Quelles sont les intentions des enseignants ? ». Aster, n° 34, p. 131-156.
  • Simonneaux Laurence & Simonneaux Jean (2006). « Argumentation sur des questions socio-scientifiques ». Didaskalia, n° 27.
  • Simonneaux Laurence (2003). « L'argumentation dans les débats en classe sur une technoscience controversée ». Aster, n° 37, p. 189-214.
    <http://enfa.mip.educagri.fr/fr/rub-rech/doc_pdf/aster37vf.pdf>.
  • Larochelle Marie & Désautels Jacques (2006). « L'éducation aux sciences et le croisement des expertises ». In A. Legardez & L. Simonneaux (dir.). L'école à l'épreuve de l'actualité. Issy-les-Moulineaux : ESF, p. 61-78.
  • Albe Virginie (2006). « Controverses sur la nocivité des technologies de la téléphonie mobile ». In A. Legardez & L. Simonneaux (dir.). L'école à l'épreuve de l'actualité. Issy-les-Moulineaux : ESF, p. 79-90.
  • Albe Virginie & Lelli Laurent (2006). « Au fil du vent et des atomes. La participation au débat citoyen sur l'énergie ». In A. Legardez & L. Simonneaux (dir.). L'école à l'épreuve de l'actualité. Issy-les-Moulineaux : ESF, p. 91-104.
  • Selverstone Harriet S. (2007). Encouraging and Supporting Student Inquiry: Researching Controversial Issues. Westport :
  • Benchmarks for Science Literacy, établis par l'American Association for the Advancement of Science.
  • National Academy of Sciences (1998). Teaching about evolution and the nature of science. Washington : Nat. Academy Press.
  • National Academy of Sciences (1999). Science and Creationism: A View from the National Academy of Sciences. Washington : National Academy Press.
  • Lerner Lawrence S. (2000). « Good Science, Bad Science: Teaching Evolution in the States ». Washington : Thomas B. Fordham Foundation.
  • Moore Randy & Miksch Karen L. (2003). « Evolution, creationism, and the courts: 20 questions ». Science Education Review, vol. 2.1, n° 15, p. 1-12.
  • Moore Randy M. (2004). « How Well Do Biology Teachers Understand the Legal Issues Associated with the Teaching of Evolution? ». Bioone, vol. 54, n° 9, p. 860-865.
  • Olson Steve (2004). Evolution in Hawaii: A Supplement to Teaching About Evolution and the Nature of Science. Washington : National Academies Press. <http://books.nap.edu/catalog/10865.html>.
  

Apprendre à débattre à l'école

De la discussion au débat

Dans son ouvrage consacré à La discussion en éducation et en formation, Michel Tozzi (2004) définit la discussion comme un moyen qui « permet dans un groupe l'examen d'un problème en suspens, pour tenter de le formuler et d'avancer collectivement vers sa résolution, en articulant différentes dimensions : linguistique et langagière, verbale et non verbale, engageant une implication des acteurs affective et cognitive ». « L'exigence démocratique, inséparable de l'obligation de discuter pour déterminer le bien commun, semble se développer avec l'élévation du niveau d'éducation de la population, et avec une complexité sociétale qui, multipliant les niveaux et les instances, doit articuler la diversité des groupes d'appartenance et d'intérêt ».
Depuis plusieurs années, le débat est à l'ordre du jour dans le système éducatif français, convoqué explicitement dans certains enseignements, mais également dans la vie de classe (conseils, débats de régulation) et la vie scolaire (formation des élèves délégués). Il est aussi, comme l'a montré la partie précédente, préconisé comme moyen pédagogique privilégié permettant d'aborder en classe des questions socialement vives. « Le débat apparaît donc comme une activité structurante de manière transversale à l'école ». « Ce succès pourrait s'expliquer parce que le débat est à la rencontre de finalités jugées actuellement décisives pour le système éducatif. Il est à la confluence de la maîtrise de la langue [...], de l'éducation à la civilité et à la citoyenneté [...], de la co-construction des savoirs ».
« Le débat est ainsi didactisé à l'école comme objectif d'apprentissage. [...] Ce faisant, il tente d'articuler, c'est son aspect “symptomatique”, ce qui fait crise à l'école (et dans la société) :

  • le rapport à la loi, par une relation plus coopérative au pouvoir, acceptant le bien fondé des règles de l'échange [...] ;
  • le rapport au savoir, par une relation signifiante, non dogmatique et socialisée à la connaissance, plus conforme à la conception épistémologique moderne du rapport à la vérité ;
  • la quête de sens, en redonnant une signification aux apprentissages scolaires [...] ».

Ainsi, « le débat est ce passage d'un rapport de pouvoir fondé sur la force à un monde intersubjectif commun, réglé à minima par la civilité des conditions de possibilité d'une discussion (écoute et respect de l'autre), au mieux par la coopération constructive dans une recherche commune de vérité (morale de la pensée) ».

R. Étienne et M. Gather Thurler (in Tozzi, 2004) mettent en évidence l'enjeu essentiel que représente la discussion dans les établissements scolaires, dans une visée démocratique. « Une organisation qui explique, qui justifie, qui négocie, qui discute, c'est une organisation qui augmente son savoir [...] tout en permettant aux acteurs à tous les niveaux d'accéder au pouvoir de la décision, de manière à leur permettre de se l'approprier et d'y adhérer[...]. C'est une “organisation apprenante” qui développe son “intelligence collective” [...] en exploite au mieux les connaissances et les compétences des uns et des autres, en favorisant la confrontation des idées, en dépassant l'ambivalence face aux partenaires, que l'on voudrait créatifs et dociles en même temps ». Toutefois, la réussite d'un tel projet « dépend étroitement de la capacité de tous les acteurs d'inclure dans leur fonctionnement quotidien des comportements nouveaux et durables sur la base d'analyses de situations ou de pratiques ».

L'enseignement des QSV s'inscrit pleinement dans cette perspective, développant non seulement la compétence d'argumentation chez les élèves mais les entraînant aussi à la pratique des processus de la démocratie participative.

De l'épistémologie à la didactique

Pour Astolfi (2005), la principale stratégie didactique adaptée à l'enseignement des « questions vives et savoirs chauds » est celle des « situations à débattre », dont la particularité « n'est pas d'enrôler les élèves en vue de “faire avancer sous le masque” un savoir institutionnalisé [...] mais de les pousser, sur des questions ouvertes, à éviter les réponses toutes prêtes et à dépasser l'argumentation molle de type conversationnel. Travailler leur propre point de vues peut les conduire à modifier leur position mais c'est par le jeu que Bernard Rey a appelé “égalité argumentative”. Car s'ils se rendent à un argument employé par l'interlocuteur, ce n'est pas en se soumettant à lui, mais d'abord à leur raison à eux, qui l'intègre après en avoir reconnu la valeur. L'égalité argumentative institue un rapport pacifié à autrui, d'où sont exclus les arguments d'autorité et les rapports de force, puisqu'il n'y aura ni gagnants ni perdants. Et c'est en vivant l'égalité et la liberté de penser, dans la recherche en commun de la preuve et dans le plaisir de partager ses trouvailles que se construit la socialisation ». « Le travail argumentatif est ainsi un véritable produit d'apprentissage, et non un simple procédé stratégique ».

Dolz & Schneuwly définissent quatre dimensions à prendre en compte pour choisir un thème de débat :

  • « une dimension psychologique, incluant les motivations, les affects et les intérêts des élèves ;
  • une dimension cognitive, qui renvoie à la complexité du thème et à l'état des connaissances des élèves ;
  • une dimension sociale, qui concerne l'épaisseur sociale du thème, ses potentialités polémiques, ses enjeux, ses aspects éthiques ;
  • une dimension didactique, qui demande que le thème ne soit pas trop quotidien et qu'il comporte de “l'apprenable” ».

Pour L. Simonneaux (2005), « les élèves sont porteurs d'argumentations façonnées par les médias ou leur milieu socioculturel. Il s'agit de favoriser une prise de distance vis-à-vis de ces discours et d'aider à l'émergence d'une parole autonome et informée ».

Alain Beitone (2004) met en évidence les caractères généraux du débat : apprentissage de l'argumentation, construction d'une situation idéale de parole, rationalité communicationnelle. Toutefois, au-delà de ces points communs, il convient selon lui de distinguer le « débat de société », qui peut porter sur une question socialement vive, et le « débat scientifique », dont les objets et les finalités diffèrent. Le débat de société porte sur des « choix éthiques et politiques » ; il vise à atteindre la « justesse » ou la « validité » d'une argumentation. Le débat scientifique, en revanche, porte sur des « propriétés du monde objectif » ; il vise à atteindre la « vérité ».

Pratique du débat en classe et posture de l'enseignant

Pour Jean Simonneaux (2004), « Sans prétention de neutralité, [l']enseignement d'un savoir “critique” doit s'appuyer sur une déontologie de l'enseignant. Cette déontologie ne peut s'inscrire que dans la tradition de l'enseignement philosophique qui s'appuie sur la liberté et la diversité des positions pour débattre des valeurs et principes. Nous supposons alors deux positions possibles parmi les quatre postures envisagées par Kelly (1986) : l'impartialité neutre et l'impartialité engagée, la position de neutralité paraissant impossible à tenir et la partialité engagée peu acceptable d'un point de vue éthique ».

Parue dans la revue Educational Research, l'étude de Deborah Cotton (2006) interroge à son tour la validité de la posture de « neutralité et d'équilibre entre les points de vues » qui, aux États-Unis, est pourtant préconisée à l'enseignant pour aborder des sujets controversés, selon de nombreux travaux de recherche et guides pratiques. L'auteure a observé trois cycles de cours (de 5 à 6 semaines), conduits par trois enseignants confirmés de géographie, avec des d'élèves britanniques de 16 à 18 ans, portant sur trois questions vives touchant à l'environnement : les droits territoriaux des peuples indigènes dans la forêt tropicale, le rôle des organisations non-gouvernementales dans l'administration de l'Antarctique, la conciliation entre le développement touristique et les besoins de protection de la nature dans les parcs nationaux. L'observation, l'enregistrement et l'analyse des échanges mettent en évidence un important décalage entre les intentions de neutralité des enseignants et leur attitude effective, implicite ou explicite. L'auteur fait également ressortir comment certains propos des enseignants sont mal interprétés des élèves, qui leur imputent abusivement telle ou telle opinion. D. Cotton en tire une réflexion sur la notion de neutralité. Elle encourage les enseignants à ne pas faire de la neutralité un absolu, et préconise au contraire de les laisser décider au cas pas cas la stratégie à adopter, entre exposer ou taire leur propre position. L'auteure pense en effet qu'une prise de position bien assumée est d'un meilleur effet pédagogique qu'une tentative de neutralité forcée et mal interprétée par les élèves. Dans tous les cas, former les enseignants à la préparation et à la gestion d'un débat constitue une véritable nécessité.

L'article d'Alan McCully (2005) rend compte de sa triple expérience de chercheur travaillant sur l'enseignement des questions controversées, de concepteur de programmes scolaires et d'enseignant, depuis trente ans, en Irlande du Nord. Il offre d'abord une présentation critique les différentes approches et programmes didactiques qui ont été successivement mis en oeuvre au cours de cette période, puis expose dix principes de base, sur lesquels l'éducateur peut s'appuyer pour construire un enseignement efficace dans le contexte particulier d'une société divisée par un conflit ou une guerre :

  • entretenir une relation ouverte et confiante avec les élèves ;
  • comprendre d'où vient le groupe et identifier les éventuelles fragilités liées au vécu personnel de tel ou tel jeune, afin d'éviter toute maladresse qui risquerait de déclencher une réaction émotionnelle ;
  • faire partager aux élèves sa propre biographie, moyen efficace pour établir avec une relation de confiance. « The practices of witness and testimony lie at the heart of what it means to teach and learn ». En pays divisé, la neutralité n'est pas une posture tenable pour l'enseignant, lui même produit et acteur de cette société. C'est plutôt à l'impartialité qu'il doit s'efforcer ;
  • reconnaître la légitimité de chaque point de vue exprimé, en veillant à ce que la totalité des opinions soient exposées ;
  • avoir confiance en soi et s'entraîner à de gérer des discussions sur des sujets controversés ;
  • utiliser autant que possible les procédés didactiques de mise à distance et d'étude comparative ;
  • employer des concepts clés comme points de référence ;
  • explorer différentes perspectives et différentes interprétations ;
  • étayer les assertions par des éléments de preuve, des résultats d'enquêtes. ;
  • adopter l'expérience comme moyen d'approche didactique et utiliser des documents attractifs comme entrées en matière.

Favre et al. (in Tozzi, 2004) considèrent que l'introduction du débat dans l'école s'inscrit dans la perspective d'une « véritable éducation à la démocratie », dans la lignée des pédagogues de l'Éducation nouvelle. Après avoir étudié les possibilités de mobilisation de la motivation d'autrui dans une discussion et repéré les différentes attitudes avec lesquels il est possible d'en jouer (influence, accompagnement ou manipulation), les auteurs définissent le rôle de l'animateur de débats, lequel doit « fournir un cadre (des règles) qui évite la manipulation des participants et mette en oeuvre des influences réciproques, afin de favoriser l'accompagnement du plus grand nombre ». Ils proposent alors un jeu de règles qui peut être soumis aux participants d'un « débat socio-cognitif », visant à favoriser chez l'apprenant « l'abandon de ses conceptions faisant obstacle à l'intégration d'un concept proposé par l'enseignant » :

  • « chacun a de bonnes raisons de penser ce qu'il pense” (postulat de cohérence constituant la première règle) – “bonnes” signifiant “intersubjectivement valables” ;
  • ses raisons sont tellement bonnes qu'elles méritent d'être exposées à l'assistance” (2e règle) ;
  • mais pour être sûr que les arguments invoqués pour défendre une opinion sont bien compris par les opposants, “une personne ayant un avis différent est incitée à reformuler d'abord le développement de la thèse adverse” (3e règle) ».

L'animateur du débat fait le choix d'être seulement un accompagnateur garant du respect des trois règles et par là « favorise le développement de savoir-faire démocratiques ».

Et aussi
  • Tozzi Michel (2004). « Débat scolaire : Les enjeux anthropologiques d'une didactisation ». Tréma, n° 23.
    <http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib105.htm >.
  • Tozzi Michel & Etienne Richard (dir.) (2004). La discussion en éducation et en formation : Un nouveau champ de recherches. Paris : L'Harmattan.
  • Douaire Jacques (dir.) (2004). Argumentation et disciplines scolaires. Lyon : INRP.
  • Fontani Carol (2006). « Pratique du débat réglé à l'école primaire dans une perspective citoyenne ». In A. Legardez & L. Simonneaux (dir.). L'école à l'épreuve de l'actualité. Issy-les-Moulineaux : ESF, p. 171-186.
  • Boler Megan (dir.) (2005). Democratic dialogue in education: Troubling speech, disturbing silence. New York : Peter Lang.

Sur l'utilisation des TICE dans l'apprentissage du débat argumenté :

  • Baker Michael, Lund Kristine & Molinari Gaëlle et al. (2003). « Élaboration et étude d'une situation d'apprentissage médiatisée par ordinateur pour le développement de la compréhension de l'espace du débat ». Paris : Colloque de prospective Technologies pour l'apprentissage et l'éducation.
    <http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000321/en/>.
  • Diaz Karen R. & O'Hanlon Nancy (2005). Issueweb: A Guide and Sourcebook for Researching Controversial Issues on the Web. Westport : Libraries Unlimited.
  • Molinari Gaëlle, Baker Michael, Séjourné Arnauld & Lund Kristine (2005). « Les graphes argumentatifs interactifs sur Internet : Sont-ils plus efficaces comme média du débat ou comme moyens de le représenter ». Montpellier : EIAH.
    <http://archiveseiah.univ-lemans.fr/article.php?identifier=oai%3Ahal.ccsd.cnrs.fr%3Accsd-00005662_v1 >.
  

Enseignement des questions vives : de nouveaux enjeux pour l'école

Il y a dix ans, Yves Chevallard (1997) s'alarmait du « choix curriculaire » en vigueur à l'école, « formulé dans ses grandes lignes il y a plus de deux siècles, en une société tout autre ». Il remettait en cause à la fois des contenus scolaires « fréquemment, fermés sur eux-mêmes, frappés d'autisme épistémologique, et en particulier devenus muets sur leurs raisons d'être » et des formes scolaires canoniques, qui « ne permettent pas de satisfaire les besoins didactiques fondamentaux engendrés par l'École elle-même ». Selon lui, « aucun savoir établi, si vénérable soit-il, ne saurait bénéficier [...] d'une rente de situation ». En outre, il convenait selon lui de renoncer au «  »scolairement correct » [...] qui, jour après jour, laisse se creuser, dans le silence de la privacy didactique, des différences décisives entre élèves », pour lui préférer « le didactiquement pertinent, qui n'est pas affaire de mode ou de tradition, mais un enjeu vital appelant un traitement rigoureux ». L'auteur préconisait la définition d'un « pacte national d'instruction », construit non pas « sur une liste a priori de savoirs » mais sur « une liste de questions sur lesquelles ceux qui nouent le pacte sont d'accord pour chercher à s'instruireLa première étape de la refondation du curriculum de l'École obligatoire aura évidemment pour objet de dégager les questions vives que l'homme non spécialisé – de six ans, de seize ans, etc. – porte en lui. Est-il besoin de suggérer qu'il s'agira là, contre la tradition, d'une mise à l'épreuve cruciale de notre capacité collective d'agir démocratiquement en la matière ? ».

Dix ans plus tard, la mise en place du socle commun de connaissances et de compétences à l'école primaire et au collège constitue-t-elle une forme de « pacte national d'instruction » tel que Chevallard l'appelait de ses voeux ? La question pourrait être étudiée.

Mais ce qui apparaît certain à l'issue de cette Lettre, c'est que les questions vives sont bien de celles qui doivent figurer de plein droit dans le pacte d'instruction de l'école. La dernière décennie semble avoir amorcé une certaine évolution dans la direction prescrite par Chevallard : au plan des contenus scolaires, de nouveaux programmes revendiquent une volonté de plus grande ouverture de l'école sur le monde contemporain et incluent l'étude de questions vives ; au plan des formes didactiques, le « débat argumenté » est encouragé dans certaines disciplines. Parallèlement, la fécondité du thème de « l'enseignement des questions vives » dans le champ de la recherche en éducation témoigne sinon de la pleine réussite de cette ambition, du moins de l'intérêt qu'elle rencontre auprès des acteurs du système éducatif. Cependant, comme on a pu le percevoir tout au long de cette Lettre, l'enseignement des questions vives vient encore se heurter aux limites des formes scolaires traditionnelles.

Aux limites des formes scolaires traditionnelles

Tout d'abord, le traitement scolaire des questions vives s'accommode mal des catégories disciplinaires qui jusqu'alors offraient un cadre cohérent à la structuration des savoirs, à leur graduation tout au long du curriculum, et à leur transposition didactique par les enseignants. Enseignants qui eux-mêmes sont les produits d'une telle organisation des savoirs, formés d'abord comme des spécialistes d'une discipline avant d'être initiés à en devenir les transmetteurs.
Les questions vives ne sont pas a priori des questions « scolaires » au sens où elles n'ont rien de « questions d'école », théorique, putatives, froides, décontextualisées, sans enjeu véritable. Bien au contraire, elles sont réelles, concrètes, chaudes, contextuelles, temporelles et lourdes d'enjeux sociétaux.
Transversales, multifactorielles, les questions vives appellent un traitement transdisciplinaire, sous de multiples focales, pour en permettre une lecture intelligible et une tentative de résolution raisonnée.
Plus encore : non seulement les questions vives provoquent ce que Jean Simonneaux appelle un « télescopage disciplinaire », mais elles ont aussi tendance à se jouer dans les régions les plus nouvelles, les plus instables, les plus fragiles, les plus rebelles – donc aussi les plus sujettes à controverses – des différents champs scientifiques et sociaux qu'elles traversent. Leur enseignement impose donc de sortir des sentiers battus pour s'infiltrer dans le dédale des savoirs en construction, en devenir, avec le lot d'incertitudes et d'incomplétudes qui en découle.

Le traitement des questions vives ne peut non plus s'accommoder d'un enseignement magistral, sur le mode de la transmission verticale. Il requiert au contraire l'approche multi-horizontale, exploratoire, investigatrice, curieuse et critique, confrontant des sources de natures et de provenances diversifiées. Il requiert encore la discussion et la mise en débat de systèmes argumentatifs, construits, situés, raisonnés, légitimés, valorisés. La recherche individuelle, le travail en petits groupes, la discussion et finalement le débat de classe constituent en effet des moyens privilégiés pour mettre en lumière les différents enjeux du questionnement et faire émerger des positions « valables », soutenables pour aborder leur résolution. Autant de moyens qui impliquent l'élève dans une attitude active – alors même que l'enseignant peut se retrouver dans un rôle plus distancié s'il prend en charge la gestion formelle du débat.

Enfin, il n'y a pas de « bonne » solution aux questions vives, et l'évaluation des apprentissages opérés par les élèves ne se mesure pas à la conformité des réponses, mais bien plus à la pertinence des démarches mises en oeuvre et à la capacité des élèves à remettre en cause des savoirs précédemment acquis.

Et aussi
  • Audigier François (2001). « Les contenus d'enseignement plus que jamais en question ». In C. Gohier & S. Laurin (dir.). Entre culture, compétence et contenu : La formation fondamentale, un espace à redéfinir. Outremont : Éditions logiques.
  • Audigier François (2001) « Le monde n'est pas disciplinaire, les élèves non plus, et les connaissances ? » In G. Baillat et J.-P. Renard (dir.). Interdisciplinarité, polyvalence et formation professionnelle en IUFM. Reims : CRDP de Champagne-Ardenne, coll. Actes et Rapports pour l'éducation.
  • Raulin Dominique (2006). Les programmes scolaires. Des disciplines souveraines au socle commun. Paris : Retz.

Finalités nouvelles

Nouvelles finalités, parce que l'enseignement des questions vives invite à une redéfinition du projet éducatif de l'école.
Un bagage de savoirs stables et irréfutables chevillé sur une morale civique républicaine ne constitue plus aujourd'hui un passeport valide pour préparer de jeunes à réussir une vie d'adultes au sein d'une société toujours plus complexe.
Les questions vives suggèrent au contraire à l'école le projet plus ambitieux de former des individus éveillés, informés, critiques vis-à-vis d'une information pléthorique, curieux cependant, conscients des enjeux du monde, responsables dans leurs choix, conséquents dans leurs actes.

Au coeur même des questions vives, se pose également la référence aux valeurs. Valeur épistémologique des savoirs « enseignables », qu'elles conduisent à réinterroger ; valeur du « vrai » et du « juste » dans l'évaluation d'une argumentation ; valeurs éthiques, encore, qui donnent une profondeur au questionnement.

C'est là que l'enseignement des QSV vient à la rencontre des projets éducatifs de nouvelle génération, sur le mode des « éducation à »., avec lesquelles il partage ses questionnements (environnement et développement durable, citoyenneté, relations entre les sexes...), en résonance avec les problématiques actuelles de la société. Tous partagent une ambition éducative qui se situe dans la conjugaison éclairée de savoirs et de valeurs, de compétences et de comportements, de capacités et de responsabilités.

Enfin, avec l'éducation à la citoyenneté démocratique, l'enseignement partage une démarche fondamentale : la mise en fonctionnement dans la classe des principes de la démocratie participative.

Nouveaux défis

Si l'école a pu récemment faire une place à des questions vives dans l'enseignement, c'est parce qu'elle poursuit la rénovation de son projet éducatif et de sa forme scolaire. En effet, sont apparus dans les textes officiels de nouvelles formulations des objectifs poursuivis, justifiant l'introduction de nouvelles thématiques dans le champ des enseignements ; l'interdisciplinarité, l'investigation, le travail en groupe, la discussion, le débat argumentés sont également préconisés pour favoriser les apprentissages. Rénovation qu'illustrent bien, par exemple, les textes récents relatifs au socle commun de connaissances et de compétences.

Toutefois, des textes à la pratique, reste la difficulté de faire réellement évoluer les pratiques. Se repose ici, en termes vifs, la question de savoir comment transformer l'enseignement sans rénover aussi la formation des maîtres. Comment valoriser une formation initiale et continue pluridisciplinaire ? Comment mobiliser des pratiques collaboratives transdisciplinaires ? Comment rendre attractif le « risque d'enseigner » au sein d'une communauté éducative à la fois saturée de changements et frustrée par les immobilismes ?

Nouveaux défis aussi parce qu'un véritable projet d'éducation citoyenne, dans la perspective de laquelle s'inscrivent les questions vives, conduit un jour ou l'autre l'institution porteuse à en assumer les attendus : nul véritable prétention d'éducation à une citoyenneté démocratique ne saurait aboutir sans une mise en oeuvre – à titre d'exemplarité pédagogique – d'un fonctionnement réellement démocratique au sein de l'institution scolaire. Tel serait ainsi pour l'école ce que l'on pourrait appeler son « risque d'éduquer » ?

Nouveaux enjeux : un lien vivant, vital, entre école et société

Nouveaux enjeux pour l'école, car si les questions vives viennent de la société, leur destin est d'y retourner, enrichies par les apprentissages qu'elles ont fécondés dans l'esprit des élèves et des enseignants. Élèves et enseignants qui sont autant de citoyens inscrits dans une même société, chacun en charge d'une part de responsabilité sur les questions du monde d'aujourd'hui et du monde de demain.

S'il existe bien une crise des rapports entre l'école et la société, l'un des facteurs invoqué est la trop faible « porosité » entre ces deux mondes et leurs univers de savoirs respectifs. Parce qu'il travaille justement la « dialectique de l'importation / exportation », autrement dit la médiation réciproque entre savoirs sociaux et savoirs scolaires, l'enseignement des questions vives représente potentiellement un puissant vecteur pour remédier à cette crise, en tissant un nouveau lien, vivant, entre la société et l'école, entre l'école et la société.
Mieux encore, les questions vives permettent de redonner un sens, trop souvent défaillant, aux apprentissages scolaires, et par là-même de fournir une véritable motivation aux élèves. À terme, cette revitalisation de l'enseignement peut profondément transformer le rapport des élèves à l'école. L'école comme lieu de résonance et de mise en raison des complexités du monde contemporain ; l'école comme lieu indispensable, vital, pour développer des apprentissages en prise avec la « vraie » vie ; l'école comme espace collectif et démocratique dans lequel l'intérêt l'emporte sur le « risque d'apprendre ».

À travers les questions vives, un souffle vif pénètre dans l'école. À chacun des acteurs d'en saisir la vitalité !

  

Bibliographie

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Rédactrice : Agnès Cavet

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